Je
voulais vraiment rencontrer Mari Katayama.
J’ai
découvert
son
travail
en 2016 lors de l’exposition collective My
Body, Your Voice
au
Mori Art Museum. Dans la salle qui lui était consacrée, j’observais
ses autoportraits gothiques (notamment ceux repris sur les sites du
Guardian
et
de CNN),
ses sculptures de tissus, ainsi que ses accumulations de bocaux au
contenu étrange. Souffrant d’hémimélie tibiale, une maladie
congénitale rare, elle a fait le choix à l’âge de neuf ans
d’être amputée de ses jambes. Initiée à la couture par sa
grand-mère, Katayama crée pour ses membres défectueux des
cocons fantasmagoriques et transcende sa condition dans des
autoportraits révélateurs d’une monstrueuse beauté. J’étais
d’autant plus fascinée que quelques mois plus tôt, ailleurs dans
Tokyo, j’avais croisé cette fille très apprêtée juchée sur des
jambes en métal. À l’époque, je ne m’étais pas retournée (je
n’avais pas le droit de me retourner).
Mari Katayama “bystander #016” (2016), Self-Portrait © Mari Katayama |
Elle a été la première a mettre en lumière le fait que l’on puisse être
amputé(e) et avoir envie de marcher en talons, le défi technique
que cela représentait avait jusque là laissé le monde indifférent. Par
le biais de son projet High Heels, Katayama a été la
première à porter des talons hauts au bout de ses prothèses
tibiales. Alors j’ai peu d’idoles, mais
Mari Katayama est l’une d’elle.
En
chemin vers la gare d’Asakusa (d’où part le Tobu Isesaki, le
train régional qui relie Tokyo à la préfecture de Gunma) pour retrouver l'artiste, je longe
deux love
hotel
dont les devantures jumelles disent Mari. Je me souviens que Mari est un prénom assez répandu
(notamment parmi les trentenaires et les quadragénaires nipponnes),
celui de Katayama s’écrit avec les idéogrammes 真理
— dont
l’association pourrait se traduire par vérité. Je me
dispense d’y chercher un signe.
J’arrive
en gare bien en avance. Je m’installe dans le train (et je me dois
de le préciser : dans le bon train) avec une bouteille de thé
vert au riz soufflé et un nouveau stylo effaçable. Je m’autorise
à me détendre, je maîtrise. Nous partons.
« Elle
a pas fermé la porte ! » hurle la quadragénaire qui me
découvre en plein brossage de dents, accroupie au-dessus de la
cuvette des toilettes. Tout en me confondant en excuses, je réalise
que, dans les lieux d’aisance des TER nippons, le système de
fermeture électronique ne dispense pas de rabattre le — si discret
— loquet métallique. Cette personne m’a prise pour une
exhibitionniste… ou une idiote. Ses cris m’ont figée. La porte
coulissante refermée, je me rhabille, recrache mon dentifrice, et
tente de recomposer un air digne. Après une seconde litanie
d’excuses accessoirisée d’une courbette, je regagne mon siège,
un peu contrariée de deviner à son intonation qu’elle fait le
récit de notre rencontre à sa voisine. Désormais, l’ensemble du
wagon sait que je maîtrise mal les portes. Peut-être a-t-il
également eu vent de ma tendance à faire deux choses à la fois.
À
la recherche d’une contenance, je m’enfonce dans mon siège et
porte mon attention sur le paysage. Je m’aventure rarement hors de
Tokyo, alors je serai attentive. Des champs, des ZAC forcément sans
charme (sinon celui de la province morose), de grands espaces en
friche, et au loin, sur ma droite, une chaîne de montage anonyme. 1
heure 20 après avoir quitté Tokyo, j’arrive à Ōta (太田,
littéralement le gros
champ, pas le grand
champ, non : le
gros champ).
Nous sommes dans la préfecture de Gunma, en milieu d’après-midi,
le ciel est déjà sombre. Les nuages sont bas, les toitures sont
bleues.
En
gare, Kazue, l’attachée de presse de Mari m’attend, souriante.
Elle me guide au musée-bibliothèque
de
la ville, à deux pas de là. Un bâtiment moderne, vitré, aux
terrasses arborées. Agréable, forcément.
Mari arrive. Elle porte un jean, des baskets et un sweat qui reprend le visuel de l’album Goo de Sonic Youth, celui qui dit : « I stole my sister's boyfriend. It was all whirlwind, heat, and flash. Within a week we killed my parents and hit the road.’ Un petit crabe pend à son oreille droite (c’est son emblème, une référence à l’ectrodactylie de sa main gauche qui fait que celle-ci, bifide, à la forme d’une pince), les verres de ses lunettes sont fumés… Je ne peux pas dire non à Sonic Youth, mais je m’attendais à plus d’excentricité.
Mari Katayama “shadow puppet #01402” (2016), Self-Portrait © Mari Katayama |
Nous
nous installons, nous sommes quatre : Mari, Kazue, Ori (le
traducteur) et moi-même. Je me présente en japonais, concentrée
sur l’impératif de faire bonne impression. Ça fait des mois que
j’échange avec ses attachées de presse. J’ai très envie
d’inclure l’artiste dans la fiction que je suis en train
d’écrire. Comme je lui ai demandé son avis sur certains éléments
de mon prochain livre, j’ai avec moi une copie de mon premier roman
dédicacée en japonais. La veille, il m’aura fallu dix minutes
pour barbouiller quelque chose comme : merci
beaucoup pour cette interview, je suis super contente, soyez
bienveillante.
Pointant
à travers la vitre un immeuble orangé, un peu étrange, que sans la
moindre connaissance en architecture j’estime dater des années 70,
je dis qu’Ōta a l’air d’être un endroit intéressant. Mari
s’exclame qu’effectivement l’endroit est unique. L’immeuble
au bout de mon doigt appartenait à la communauté brésilienne.
Enthousiaste, elle me parle de la diversité culturelle de la ville,
assez peu commune au Japon. « Ōta
est
un patchwork de communautés. » Elle m’explique qu’ici
seulement 20 % de la population est d’origine japonaise, c’est
dû à la présence de Subaru, le constructeur automobile. En manque
de main-d’œuvre à la fin des années 80, les usines alentour
ont fait venir de nombreux employés originaires du Brésil, des
Philippines, de Corée et de Chine. En 2010, la population du gros
champ s’élevait à plus de 200 000 habitants pour une
superficie de 176,49 km2
(plus
d’une fois et demie la taille de Paris, pour une population dix
fois inférieure). Née en 1987, la jeune maman (elle a donné
naissance à son premier enfant l’année dernière) a grandi avec
les enfants de ces immigrés.
Ces
derniers temps, Katayama réfléchit à l’environnement idéal pour
créer : ça pourrait être les États-Unis (elle envisage de
passer son permis moto pour pouvoir parcourir les USA à la Easy
Rider), la France ou Ōta... Elle se plaît à Gunma. Ces
temps-ci, elle photographie la communauté locale et elle documente
sa vie en parallèle. Les deux sont liés ; ses créations sont
le reflet de sa vie et sa cellule familiale l’inspire. « Tout
le monde a une famille, c’est le premier noyau de la société,
donc je commence à réfléchir au travers de cet axe. »
Je
l’interroge sur les difficultés qu’elle est amenée à affronter
en tant qu’artiste femme, au Japon. Peut-être est-elle fatiguée
de ce genre de questions ? Elle me répond que
le défi n’a jamais été d’être Japonaise ou d’être une
femme. Pour elle, le défi, c’était d’être normale. Les
épreuves qu’elle a affrontées, elle a eu tendance à les mettre
sur le compte de son handicap, pas de son sexe. D’ailleurs, pour
les journalistes japonais, les éventuelles difficultés liées à
son genre ne constituent pas une problématique, du moins pas une
problématique qui mérite d’être abordée. Elle l'a intégré, elle accepte. Ce qui l’ennuie vraiment, au fond, ce sont ceux qui lui posent les mêmes questions pour réécrire le même papier... à chacune de leurs
rencontres. Elle n’aime pas non plus ceux qui tentent de
lui faire dire ce qu’ils veulent entendre. Typiquement, certains
journalistes essaient de mettre en lumière les brimades
qu’elle a subies de la part de ses camarades de classe pendant
l’enfance (le phénomène de l’ijime tient au Japon du
marronnier) et la souffrance qu’elle a dû ressentir. Le fait est
qu’elle ne s’en souvient pas et elle n’a pas envie qu’on lui
fasse dire des choses qu’elle ne pense pas.
「子供の足の私」2012 © Mari Katayama |
En
fait, ces jours-ci elle prépare un documentaire pour la télé et
elle essaie de se rappeler les aspects les plus sombres de son
enfance ; rien ne vient. Par contre, énormément de bons
souvenirs refont surface. Elle se dit que ça vient du fait d’être
devenue mère. Selon elle, l’être humain a tendance à transformer
le négatif en positif. Son père a disparu quand elle avait 9 ans.
Malgré tout, il lui a appris à dessiner, elle s’en souvient comme
d’un type bien. Un de ses meilleurs souvenirs date d’un peu avant
qu’il ne parte. Un soir, alors qu’elle était supposée dormir,
elle s’est glissée en cachette dans la salle à manger, elle a vu
ses parents fumer une cigarette. L’image de son père en train de
fumer — elle imite le geste — s’est gravée. Il avait l’air
très cool.
Très
longtemps, pour elle, la perfection, c’était d’être comme tout
le monde. Elle rêvait d’être comme les autres. Puis à
l’adolescence, elle a vu Blade
Runner et elle a été interpellée
par le fait que les réplicants qualifiés de parfaits dans la
version originale, se voyaient qualifiés de beaux (utsukushi)
en japonais. Ça l’a amenée à s’interroger sur l’association
beauté-perfection. Elle a réalisé que la perfection n’est pas
toujours belle, de la même façon que la beauté n’est pas
nécessairement parfaite. La première fois où elle a été frappée
par la beauté, elle avait 21 ans. Son grand-père était en phase
terminale d’un cancer. Elle se souvient de la maigreur de
ses jambes et de son application à essayer d’aller mieux, de sa
combativité. Cette posture était belle, la fragilité pouvait être
belle.
© Mari Katayama |
Je
l’interroge sur le fait que CNN et The
Guardian ont qualifié ses créations
de punk et provocantes, sans m’empêcher de glisser que
personnellement je ne suis pas certaine de la justesse de ces
étiquettes. Elle
acquiesce. À l’époque, elle-même s’est posé la question. Elle
se souvient avoir dit au journaliste de CNN qu’adolescente, elle
écoutait beaucoup de punk. Surtout, elle a compris que son énergie
pouvait être perçue comme punk dans la mesure où, par ses
créations, elle essaie de pousser le spectateur dans ses
retranchements, de révéler (ou de rappeler) les choses importantes
oubliées ou dissimulées.
“smoking area” #1401, 2014 © Mari Katayama |
Dans
un excellent reportage publié sur le site de Fragments,
elle évoque la difficulté de faire coïncider son personnage public
et la personne privée. Parvient-elle désormais à accorder les
deux ? Progressivement, oui. La maternité l’a amenée à être
plus naturelle. L’arrivée d’un enfant conduit à la fois à se
poser des questions et à être moins autocentré. Si sa fille
l’interroge sur ce qu’elle fait, sur son parcours, Katayama veut
pouvoir lui répondre sans ambages. Le système de santé japonais
est médiocre, alors évidemment, elle est heureuse de participer à
faire bouger les choses. Pour autant, elle n’est pas sûre que sa
contribution soit suffisante. Si elle ne se perçoit pas comme une
activiste, Mari Katayama garde à l’esprit que les projets
dans
lesquels elle s’engage doivent avoir un sens.
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