mercredi 28 mars 2018

Portrait // Mari Katayama, perfection augmentée

Je voulais vraiment rencontrer Mari Katayama.

J’ai découvert son travail en 2016 lors de l’exposition collective My Body, Your Voice au Mori Art Museum. Dans la salle qui lui était consacrée, j’observais ses autoportraits gothiques (notamment ceux repris sur les sites du Guardian et de CNN), ses sculptures de tissus, ainsi que ses accumulations de bocaux au contenu étrange. Souffrant d’hémimélie tibiale, une maladie congénitale rare, elle a fait le choix à l’âge de neuf ans d’être amputée de ses jambes. Initiée à la couture par sa grand-mère, Katayama crée pour ses membres défectueux des cocons fantasmagoriques et transcende sa condition dans des autoportraits révélateurs d’une monstrueuse beauté. J’étais d’autant plus fascinée que quelques mois plus tôt, ailleurs dans Tokyo, j’avais croisé cette fille très apprêtée juchée sur des jambes en métal. À l’époque, je ne m’étais pas retournée (je n’avais pas le droit de me retourner).

Mari Katayama “bystander #016” (2016), Self-Portrait © Mari Katayama

Elle a été la première a mettre en lumière le fait que l’on puisse être amputé(e) et avoir envie de marcher en talons, le défi technique que cela représentait avait jusque là laissé le monde indifférent. Par le biais de son projet High Heels, Katayama a été la première à porter des talons hauts au bout de ses prothèses tibiales. Alors j’ai peu d’idoles, mais Mari Katayama est l’une d’elle.


En chemin vers la gare d’Asakusa (d’où part le Tobu Isesaki, le train régional qui relie Tokyo à la préfecture de Gunma) pour retrouver l'artiste, je longe deux love hotel dont les devantures jumelles disent Mari. Je me souviens que Mari est un prénom assez répandu (notamment parmi les trentenaires et les quadragénaires nipponnes), celui de Katayama s’écrit avec les idéogrammes 真理dont l’association pourrait se traduire par vérité. Je me dispense d’y chercher un signe.

J’arrive en gare bien en avance. Je m’installe dans le train (et je me dois de le préciser : dans le bon train) avec une bouteille de thé vert au riz soufflé et un nouveau stylo effaçable. Je m’autorise à me détendre, je maîtrise. Nous partons.

« Elle a pas fermé la porte ! » hurle la quadragénaire qui me découvre en plein brossage de dents, accroupie au-dessus de la cuvette des toilettes. Tout en me confondant en excuses, je réalise que, dans les lieux d’aisance des TER nippons, le système de fermeture électronique ne dispense pas de rabattre le — si discret — loquet métallique. Cette personne m’a prise pour une exhibitionniste… ou une idiote. Ses cris m’ont figée. La porte coulissante refermée, je me rhabille, recrache mon dentifrice, et tente de recomposer un air digne. Après une seconde litanie d’excuses accessoirisée d’une courbette, je regagne mon siège, un peu contrariée de deviner à son intonation qu’elle fait le récit de notre rencontre à sa voisine. Désormais, l’ensemble du wagon sait que je maîtrise mal les portes. Peut-être a-t-il également eu vent de ma tendance à faire deux choses à la fois.

À la recherche d’une contenance, je m’enfonce dans mon siège et porte mon attention sur le paysage. Je m’aventure rarement hors de Tokyo, alors je serai attentive. Des champs, des ZAC forcément sans charme (sinon celui de la province morose), de grands espaces en friche, et au loin, sur ma droite, une chaîne de montage anonyme. 1 heure 20 après avoir quitté Tokyo, j’arrive à Ōta (太田, littéralement le gros champ, pas le grand champ, non : le gros champ). Nous sommes dans la préfecture de Gunma, en milieu d’après-midi, le ciel est déjà sombre. Les nuages sont bas, les toitures sont bleues.

En gare, Kazue, l’attachée de presse de Mari m’attend, souriante. Elle me guide au musée-bibliothèque de la ville, à deux pas de là. Un bâtiment moderne, vitré, aux terrasses arborées. Agréable, forcément.

Mari arrive. Elle porte un jean, des baskets et un sweat qui reprend le visuel de l’album Goo de Sonic Youth, celui qui dit : « I stole my sister's boyfriend. It was all whirlwind, heat, and flash. Within a week we killed my parents and hit the road.’ Un petit crabe pend à son oreille droite (c’est son emblème, une référence à l’ectrodactylie de sa main gauche qui fait que celle-ci, bifide, à la forme d’une pince), les verres de ses lunettes sont fumés… Je ne peux pas dire non à Sonic Youth, mais je m’attendais à plus d’excentricité.

Mari Katayama - Autoportrait
Mari Katayama “shadow puppet #01402” (2016), Self-Portrait © Mari Katayama

Nous nous installons, nous sommes quatre : Mari, Kazue, Ori (le traducteur) et moi-même. Je me présente en japonais, concentrée sur l’impératif de faire bonne impression. Ça fait des mois que j’échange avec ses attachées de presse. J’ai très envie d’inclure l’artiste dans la fiction que je suis en train d’écrire. Comme je lui ai demandé son avis sur certains éléments de mon prochain livre, j’ai avec moi une copie de mon premier roman dédicacée en japonais. La veille, il m’aura fallu dix minutes pour barbouiller quelque chose comme : merci beaucoup pour cette interview, je suis super contente, soyez bienveillante.

Pointant à travers la vitre un immeuble orangé, un peu étrange, que sans la moindre connaissance en architecture j’estime dater des années 70, je dis qu’Ōta a l’air d’être un endroit intéressant. Mari s’exclame qu’effectivement l’endroit est unique. L’immeuble au bout de mon doigt appartenait à la communauté brésilienne. Enthousiaste, elle me parle de la diversité culturelle de la ville, assez peu commune au Japon. « Ōta est un patchwork de communautés. » Elle m’explique qu’ici seulement 20 % de la population est d’origine japonaise, c’est dû à la présence de Subaru, le constructeur automobile. En manque de main-d’œuvre à la fin des années 80, les usines alentour ont fait venir de nombreux employés originaires du Brésil, des Philippines, de Corée et de Chine. En 2010, la population du gros champ s’élevait à plus de 200 000 habitants pour une superficie de 176,49 km2 (plus d’une fois et demie la taille de Paris, pour une population dix fois inférieure). Née en 1987, la jeune maman (elle a donné naissance à son premier enfant l’année dernière) a grandi avec les enfants de ces immigrés.

Ces derniers temps, Katayama réfléchit à l’environnement idéal pour créer : ça pourrait être les États-Unis (elle envisage de passer son permis moto pour pouvoir parcourir les USA à la Easy Rider), la France ou Ōta... Elle se plaît à Gunma. Ces temps-ci, elle photographie la communauté locale et elle documente sa vie en parallèle. Les deux sont liés ; ses créations sont le reflet de sa vie et sa cellule familiale l’inspire. « Tout le monde a une famille, c’est le premier noyau de la société, donc je commence à réfléchir au travers de cet axe. »

Je l’interroge sur les difficultés qu’elle est amenée à affronter en tant qu’artiste femme, au Japon. Peut-être est-elle fatiguée de ce genre de questions ? Elle me répond que le défi n’a jamais été d’être Japonaise ou d’être une femme. Pour elle, le défi, c’était d’être normale. Les épreuves qu’elle a affrontées, elle a eu tendance à les mettre sur le compte de son handicap, pas de son sexe. D’ailleurs, pour les journalistes japonais, les éventuelles difficultés liées à son genre ne constituent pas une problématique, du moins pas une problématique qui mérite d’être abordée. Elle l'a intégré, elle accepte. Ce qui l’ennuie vraiment, au fond, ce sont ceux qui lui posent les mêmes questions pour réécrire le même papier... à chacune de leurs rencontres. Elle n’aime pas non plus ceux qui tentent de lui faire dire ce qu’ils veulent entendre. Typiquement, certains journalistes essaient de mettre en lumière les brimades qu’elle a subies de la part de ses camarades de classe pendant l’enfance (le phénomène de l’ijime tient au Japon du marronnier) et la souffrance qu’elle a dû ressentir. Le fait est qu’elle ne s’en souvient pas et elle n’a pas envie qu’on lui fasse dire des choses qu’elle ne pense pas.


Autoportrait de Mari Katayama dans sa chambre
子供の足の私」2012 © Mari Katayama
En fait, ces jours-ci elle prépare un documentaire pour la télé et elle essaie de se rappeler les aspects les plus sombres de son enfance ; rien ne vient. Par contre, énormément de bons souvenirs refont surface. Elle se dit que ça vient du fait d’être devenue mère. Selon elle, l’être humain a tendance à transformer le négatif en positif. Son père a disparu quand elle avait 9 ans. Malgré tout, il lui a appris à dessiner, elle s’en souvient comme d’un type bien. Un de ses meilleurs souvenirs date d’un peu avant qu’il ne parte. Un soir, alors qu’elle était supposée dormir, elle s’est glissée en cachette dans la salle à manger, elle a vu ses parents fumer une cigarette. L’image de son père en train de fumer — elle imite le geste — s’est gravée. Il avait l’air très cool.

Très longtemps, pour elle, la perfection, c’était d’être comme tout le monde. Elle rêvait d’être comme les autres. Puis à l’adolescence, elle a vu Blade Runner et elle a été interpellée par le fait que les réplicants qualifiés de parfaits dans la version originale, se voyaient qualifiés de beaux (utsukushi) en japonais. Ça l’a amenée à s’interroger sur l’association beauté-perfection. Elle a réalisé que la perfection n’est pas toujours belle, de la même façon que la beauté n’est pas nécessairement parfaite. La première fois où elle a été frappée par la beauté, elle avait 21 ans. Son grand-père était en phase terminale d’un cancer. Elle se souvient de la maigreur de ses jambes et de son application à essayer d’aller mieux, de sa combativité. Cette posture était belle, la fragilité pouvait être belle.

© Mari Katayama

Je l’interroge sur le fait que CNN et The Guardian ont qualifié ses créations de punk et provocantes, sans m’empêcher de glisser que personnellement je ne suis pas certaine de la justesse de ces étiquettes. Elle acquiesce. À l’époque, elle-même s’est posé la question. Elle se souvient avoir dit au journaliste de CNN qu’adolescente, elle écoutait beaucoup de punk. Surtout, elle a compris que son énergie pouvait être perçue comme punk dans la mesure où, par ses créations, elle essaie de pousser le spectateur dans ses retranchements, de révéler (ou de rappeler) les choses importantes oubliées ou dissimulées.

Autoportrait de Mari Katayama dans sa chambre
“smoking area” #1401, 2014 © Mari Katayama
Dans un excellent reportage publié sur le site de Fragments, elle évoque la difficulté de faire coïncider son personnage public et la personne privée. Parvient-elle désormais à accorder les deux ? Progressivement, oui. La maternité l’a amenée à être plus naturelle. L’arrivée d’un enfant conduit à la fois à se poser des questions et à être moins autocentré. Si sa fille l’interroge sur ce qu’elle fait, sur son parcours, Katayama veut pouvoir lui répondre sans ambages. Le système de santé japonais est médiocre, alors évidemment, elle est heureuse de participer à faire bouger les choses. Pour autant, elle n’est pas sûre que sa contribution soit suffisante. Si elle ne se perçoit pas comme une activiste, Mari Katayama garde à l’esprit que les projets dans lesquels elle s’engage doivent avoir un sens.

site internet : http://shell-kashime.com/
Galerie Rin Art Association: http://rinartassociation.com/artist/707











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