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vendredi 15 février 2019

Interview // « Au Japon, l’hikikomori interroge le rapport à la réussite sociale » pour Studyrama

Qu'est-ce qu'un hikikomori ?

Si l’on se base sur la définition du Ministère de la Santé japonais, est hikikomori l'individu qui refuse de quitter son domicile et de s’impliquer dans des activités sociales en dehors du cercle familial. Pour « mériter » l’appellation, il ne faut souffrir d’aucune pathologie psychiatrique ou de retard mental significatif. Il s’agit d’un comportement d’évitement plus que d’une agoraphobie. La définition exclut également celles et ceux qui répondent à ces critères pour une durée inférieure à six mois.

Pourquoi vous intéressez-vous à ce sujet ?

 L'hikikomori interroge le rapport à la sphère sociale, au travail, à la réussite. D’autre part, je comprends l’envie - voire le besoin - de se couper du monde. En arrivant au Japon, j’ai immédiatement perçu et apprécié le fait que ma méconnaissance de la langue et mon statut d’étrangère me maintiendraient à la marge. Je suis venue au Japon pour essayer de comprendre un pays qui, lors de ma première venue, m’avait intriguée. A l’époque, je m’étais dit : "C’est drôle, c’est coloré, c’est enfantin et violent… Je ne comprends pas". Et je déteste ne pas comprendre ! L’écriture de mon blog pourquoitokyo.fr m’a permis d’initier une réflexion sur les clichés, les ressemblances et les différences entre nos cultures.
Après avoir publié Pourquoi Tokyo et Calme comme une bombe, j’ai eu envie de poursuivre mon analyse de la société japonaise sous le format du roman : mon futur roman parlera des hikikomori et des idoles de la pop nipponne. En choisissant un travail solitaire, d’observation, je choisis moi aussi de garder mes distances face au monde extérieur.

Peut-on dater le début de ce phénomène ?

Cela dépend d’où l’on se place : on pourrait dire que le phénomène existe depuis que des individus choisissent de se désocialiser (ce qui n’a rien d’une spécificité japonaise), depuis que le gouvernement japonais a décidé d’en faire une problématique sociétale ou depuis que le terme s’est popularisé à l’international. Au Japon, on en parle depuis les années 1990.

Est-il lié aux jeux vidéos ?

Non, je ne vois pas de lien particulier avec les jeux vidéos. Si je devais désigner une technologie facilitatrice, j’opterais pour internet. Internet permet de vivre sans avoir à sortir de chez soi pour passer des commandes, par exemple. Mais de là à dire que c'est internet qui crée l’hikikomori, il y a un gouffre !

Quel est le profil type de l’hikikomori ?

C’est le plus souvent un homme, encore adolescent ou plutôt jeune, qui ne peut plus faire face à la pression sociale suite, par exemple, à un échec scolaire, amoureux, à des difficultés à s’insérer sur le marché de l’emploi…Il se coupe peu à peu du monde extérieur.

L'organisation de la société japonaise contribue-t-elle à renforcer ce phénomène ?

Le phénomène d’évitement social n’est pas propre au Japon. Ceci dit, des éléments saillants dans la société japonaise tels que les impératifs de trouver sa place dans une société uniformisante, de respecter codes et hiérarchie, tendent à favoriser le phénomène. A titre d’exemple, on peut évoquer la liberté des jeunes qui se trouve bridée lorsqu’arrive le moment de trouver un premier emploi, très bien rendue dans le petit film d’animation de Maho Yoshida, « Recruit Rhapsody ».

Comment réagissent les autorités publiques japonaises face à ce phénomène ?

Le phénomène est inquiétant pour plusieurs raisons. La première est qu’il annonce une remise en question du modèle uniformisant de la société japonaise supposé permettre à tout un chacun de s’intégrer. Il représente un poids - difficile à évaluer - pour une économie nipponne qui manque de bras. Il provoque également de nombreux débats : parle-t-on d’une pathologie ou d’un phénomène de société ? Combien de personnes sont effectivement hikikomori ?  L’expression d’épidémie sociale est séduisante et les plus alarmistes parlent d’un million de personnes « touchées », mais il est possible que ce chiffre ait été retenu non parce qu’il est juste, mais parce qu’il est impressionnant.

Qu'en est-il de la France ?

Même si des récits d’hikikomori français sortent ça et là, la pression sociale sur la jeunesse est moindre en France. Maintenir l’harmonie du groupe reste essentiel en France, mais cet impératif ne s’impose pas avec autant de brutalité à l’individu qu’au Japon. Pour beaucoup, se faire hikikomori est un moyen de défense face à un futur qui s’annonce incertain, voire dénué de sens. Je ne pense pas que la jeunesse japonaise soit la seule à avoir ce sentiment.
Propos recueillis par Christina Gierse et publiés le 8 février 2018  sur le site de Studyrama

mercredi 28 mars 2018

Portrait // Mari Katayama, perfection augmentée

Je voulais vraiment rencontrer Mari Katayama.

J’ai découvert son travail en 2016 lors de l’exposition collective My Body, Your Voice au Mori Art Museum. Dans la salle qui lui était consacrée, j’observais ses autoportraits gothiques (notamment ceux repris sur les sites du Guardian et de CNN), ses sculptures de tissus, ainsi que ses accumulations de bocaux au contenu étrange. Souffrant d’hémimélie tibiale, une maladie congénitale rare, elle a fait le choix à l’âge de neuf ans d’être amputée de ses jambes. Initiée à la couture par sa grand-mère, Katayama crée pour ses membres défectueux des cocons fantasmagoriques et transcende sa condition dans des autoportraits révélateurs d’une monstrueuse beauté. J’étais d’autant plus fascinée que quelques mois plus tôt, ailleurs dans Tokyo, j’avais croisé cette fille très apprêtée juchée sur des jambes en métal. À l’époque, je ne m’étais pas retournée (je n’avais pas le droit de me retourner).

Mari Katayama “bystander #016” (2016), Self-Portrait © Mari Katayama

Elle a été la première a mettre en lumière le fait que l’on puisse être amputé(e) et avoir envie de marcher en talons, le défi technique que cela représentait avait jusque là laissé le monde indifférent. Par le biais de son projet High Heels, Katayama a été la première à porter des talons hauts au bout de ses prothèses tibiales. Alors j’ai peu d’idoles, mais Mari Katayama est l’une d’elle.


En chemin vers la gare d’Asakusa (d’où part le Tobu Isesaki, le train régional qui relie Tokyo à la préfecture de Gunma) pour retrouver l'artiste, je longe deux love hotel dont les devantures jumelles disent Mari. Je me souviens que Mari est un prénom assez répandu (notamment parmi les trentenaires et les quadragénaires nipponnes), celui de Katayama s’écrit avec les idéogrammes 真理dont l’association pourrait se traduire par vérité. Je me dispense d’y chercher un signe.

J’arrive en gare bien en avance. Je m’installe dans le train (et je me dois de le préciser : dans le bon train) avec une bouteille de thé vert au riz soufflé et un nouveau stylo effaçable. Je m’autorise à me détendre, je maîtrise. Nous partons.

« Elle a pas fermé la porte ! » hurle la quadragénaire qui me découvre en plein brossage de dents, accroupie au-dessus de la cuvette des toilettes. Tout en me confondant en excuses, je réalise que, dans les lieux d’aisance des TER nippons, le système de fermeture électronique ne dispense pas de rabattre le — si discret — loquet métallique. Cette personne m’a prise pour une exhibitionniste… ou une idiote. Ses cris m’ont figée. La porte coulissante refermée, je me rhabille, recrache mon dentifrice, et tente de recomposer un air digne. Après une seconde litanie d’excuses accessoirisée d’une courbette, je regagne mon siège, un peu contrariée de deviner à son intonation qu’elle fait le récit de notre rencontre à sa voisine. Désormais, l’ensemble du wagon sait que je maîtrise mal les portes. Peut-être a-t-il également eu vent de ma tendance à faire deux choses à la fois.

À la recherche d’une contenance, je m’enfonce dans mon siège et porte mon attention sur le paysage. Je m’aventure rarement hors de Tokyo, alors je serai attentive. Des champs, des ZAC forcément sans charme (sinon celui de la province morose), de grands espaces en friche, et au loin, sur ma droite, une chaîne de montage anonyme. 1 heure 20 après avoir quitté Tokyo, j’arrive à Ōta (太田, littéralement le gros champ, pas le grand champ, non : le gros champ). Nous sommes dans la préfecture de Gunma, en milieu d’après-midi, le ciel est déjà sombre. Les nuages sont bas, les toitures sont bleues.

En gare, Kazue, l’attachée de presse de Mari m’attend, souriante. Elle me guide au musée-bibliothèque de la ville, à deux pas de là. Un bâtiment moderne, vitré, aux terrasses arborées. Agréable, forcément.

Mari arrive. Elle porte un jean, des baskets et un sweat qui reprend le visuel de l’album Goo de Sonic Youth, celui qui dit : « I stole my sister's boyfriend. It was all whirlwind, heat, and flash. Within a week we killed my parents and hit the road.’ Un petit crabe pend à son oreille droite (c’est son emblème, une référence à l’ectrodactylie de sa main gauche qui fait que celle-ci, bifide, à la forme d’une pince), les verres de ses lunettes sont fumés… Je ne peux pas dire non à Sonic Youth, mais je m’attendais à plus d’excentricité.

Mari Katayama - Autoportrait
Mari Katayama “shadow puppet #01402” (2016), Self-Portrait © Mari Katayama

Nous nous installons, nous sommes quatre : Mari, Kazue, Ori (le traducteur) et moi-même. Je me présente en japonais, concentrée sur l’impératif de faire bonne impression. Ça fait des mois que j’échange avec ses attachées de presse. J’ai très envie d’inclure l’artiste dans la fiction que je suis en train d’écrire. Comme je lui ai demandé son avis sur certains éléments de mon prochain livre, j’ai avec moi une copie de mon premier roman dédicacée en japonais. La veille, il m’aura fallu dix minutes pour barbouiller quelque chose comme : merci beaucoup pour cette interview, je suis super contente, soyez bienveillante.

Pointant à travers la vitre un immeuble orangé, un peu étrange, que sans la moindre connaissance en architecture j’estime dater des années 70, je dis qu’Ōta a l’air d’être un endroit intéressant. Mari s’exclame qu’effectivement l’endroit est unique. L’immeuble au bout de mon doigt appartenait à la communauté brésilienne. Enthousiaste, elle me parle de la diversité culturelle de la ville, assez peu commune au Japon. « Ōta est un patchwork de communautés. » Elle m’explique qu’ici seulement 20 % de la population est d’origine japonaise, c’est dû à la présence de Subaru, le constructeur automobile. En manque de main-d’œuvre à la fin des années 80, les usines alentour ont fait venir de nombreux employés originaires du Brésil, des Philippines, de Corée et de Chine. En 2010, la population du gros champ s’élevait à plus de 200 000 habitants pour une superficie de 176,49 km2 (plus d’une fois et demie la taille de Paris, pour une population dix fois inférieure). Née en 1987, la jeune maman (elle a donné naissance à son premier enfant l’année dernière) a grandi avec les enfants de ces immigrés.

Ces derniers temps, Katayama réfléchit à l’environnement idéal pour créer : ça pourrait être les États-Unis (elle envisage de passer son permis moto pour pouvoir parcourir les USA à la Easy Rider), la France ou Ōta... Elle se plaît à Gunma. Ces temps-ci, elle photographie la communauté locale et elle documente sa vie en parallèle. Les deux sont liés ; ses créations sont le reflet de sa vie et sa cellule familiale l’inspire. « Tout le monde a une famille, c’est le premier noyau de la société, donc je commence à réfléchir au travers de cet axe. »

Je l’interroge sur les difficultés qu’elle est amenée à affronter en tant qu’artiste femme, au Japon. Peut-être est-elle fatiguée de ce genre de questions ? Elle me répond que le défi n’a jamais été d’être Japonaise ou d’être une femme. Pour elle, le défi, c’était d’être normale. Les épreuves qu’elle a affrontées, elle a eu tendance à les mettre sur le compte de son handicap, pas de son sexe. D’ailleurs, pour les journalistes japonais, les éventuelles difficultés liées à son genre ne constituent pas une problématique, du moins pas une problématique qui mérite d’être abordée. Elle l'a intégré, elle accepte. Ce qui l’ennuie vraiment, au fond, ce sont ceux qui lui posent les mêmes questions pour réécrire le même papier... à chacune de leurs rencontres. Elle n’aime pas non plus ceux qui tentent de lui faire dire ce qu’ils veulent entendre. Typiquement, certains journalistes essaient de mettre en lumière les brimades qu’elle a subies de la part de ses camarades de classe pendant l’enfance (le phénomène de l’ijime tient au Japon du marronnier) et la souffrance qu’elle a dû ressentir. Le fait est qu’elle ne s’en souvient pas et elle n’a pas envie qu’on lui fasse dire des choses qu’elle ne pense pas.


Autoportrait de Mari Katayama dans sa chambre
子供の足の私」2012 © Mari Katayama
En fait, ces jours-ci elle prépare un documentaire pour la télé et elle essaie de se rappeler les aspects les plus sombres de son enfance ; rien ne vient. Par contre, énormément de bons souvenirs refont surface. Elle se dit que ça vient du fait d’être devenue mère. Selon elle, l’être humain a tendance à transformer le négatif en positif. Son père a disparu quand elle avait 9 ans. Malgré tout, il lui a appris à dessiner, elle s’en souvient comme d’un type bien. Un de ses meilleurs souvenirs date d’un peu avant qu’il ne parte. Un soir, alors qu’elle était supposée dormir, elle s’est glissée en cachette dans la salle à manger, elle a vu ses parents fumer une cigarette. L’image de son père en train de fumer — elle imite le geste — s’est gravée. Il avait l’air très cool.

Très longtemps, pour elle, la perfection, c’était d’être comme tout le monde. Elle rêvait d’être comme les autres. Puis à l’adolescence, elle a vu Blade Runner et elle a été interpellée par le fait que les réplicants qualifiés de parfaits dans la version originale, se voyaient qualifiés de beaux (utsukushi) en japonais. Ça l’a amenée à s’interroger sur l’association beauté-perfection. Elle a réalisé que la perfection n’est pas toujours belle, de la même façon que la beauté n’est pas nécessairement parfaite. La première fois où elle a été frappée par la beauté, elle avait 21 ans. Son grand-père était en phase terminale d’un cancer. Elle se souvient de la maigreur de ses jambes et de son application à essayer d’aller mieux, de sa combativité. Cette posture était belle, la fragilité pouvait être belle.

© Mari Katayama

Je l’interroge sur le fait que CNN et The Guardian ont qualifié ses créations de punk et provocantes, sans m’empêcher de glisser que personnellement je ne suis pas certaine de la justesse de ces étiquettes. Elle acquiesce. À l’époque, elle-même s’est posé la question. Elle se souvient avoir dit au journaliste de CNN qu’adolescente, elle écoutait beaucoup de punk. Surtout, elle a compris que son énergie pouvait être perçue comme punk dans la mesure où, par ses créations, elle essaie de pousser le spectateur dans ses retranchements, de révéler (ou de rappeler) les choses importantes oubliées ou dissimulées.

Autoportrait de Mari Katayama dans sa chambre
“smoking area” #1401, 2014 © Mari Katayama
Dans un excellent reportage publié sur le site de Fragments, elle évoque la difficulté de faire coïncider son personnage public et la personne privée. Parvient-elle désormais à accorder les deux ? Progressivement, oui. La maternité l’a amenée à être plus naturelle. L’arrivée d’un enfant conduit à la fois à se poser des questions et à être moins autocentré. Si sa fille l’interroge sur ce qu’elle fait, sur son parcours, Katayama veut pouvoir lui répondre sans ambages. Le système de santé japonais est médiocre, alors évidemment, elle est heureuse de participer à faire bouger les choses. Pour autant, elle n’est pas sûre que sa contribution soit suffisante. Si elle ne se perçoit pas comme une activiste, Mari Katayama garde à l’esprit que les projets dans lesquels elle s’engage doivent avoir un sens.

site internet : http://shell-kashime.com/
Galerie Rin Art Association: http://rinartassociation.com/artist/707











dimanche 17 décembre 2017

Ebichu, Aggretsuko : si l'office lady m'était contée...

Le terme d’office lady (オフィス・レディー, souvent raccourci en O.L, オーエル) désigne l'employée de bureau japonaise qui n'envisage pas de faire carrière, contrairement à sa collègue ambitieuse, pour sa part étiquetée shokuin (職員, littéralement employé.e). Le titre d'O.L destine l'employée aux tâches subalternes, telles que l'accueil ou le secrétariat. Cruellement assimilée à une « fleur de bureau » (職場の花, shokuba no hana), elle serait une épouse de choix facile d'accès pour son collègue salaryman (サラリーマン) dont le sort n’est que relativement plus enviable (mais ceci est une autre histoire). Les clichés subsistent : la jeune et jolie office lady rêve au mariage qui la sortira de sa voie de garage. 
Aggretsuko (Sanrio)
 
Le terme d’office lady serait né à l’approche des jeux olympiques de Tokyo de 1964 alors que certaines voix s’élevaient pour offrir un nouveau titre à la business girl (ビジネス・ガール) dont les initiales en anglais, identiques à celles de bar girl, auraient prêté à confusion.

En France, on l’a rencontrée dans le Journal érotique d’une secrétaire de Masaru Konuma et dans le plus grand public Stupeur et Tremblements, récit de la dégringolade d’Amélie Nothomb au sein d’une catégorie supposément sans hiérarchie. Aujourd’hui encore on la repère à son conformisme d’apparence : trench beige, tailleur gris, queue de cheval et escarpins de trois centimètres sans fantaisie.

Parce qu’elles constituent une portion conséquente de la classe moyenne et que sa jeunesse et ses charmes prêtent aux fantasmes, l’office lady reste un élément clé de la fiction nipponne. Tout n’est pas traduit, bien sûr, et peu de ces fictions sont réellement iconoclastes (je regrette l’absence de traduction des dessins de black9arrows), mais une poignée passe la barrière de la langue pour nous donner un aperçu d’une société où le polissage constant laisse malgré tout entrevoir les failles. Que ce soit derrière un hamster ou sous les traits d’un panda roux, l’O.L sort de l’ornière. Rébellion animalière (puisque tout est plus kawaii avec des animaux), Ebichu et Aggressive Retsuko alias Aggretsuko dressent un portrait rafraîchissant d’un éternel personnage secondaire.

Ebichu, la perversion innocente

Ebichu (version déformée d'Ebisu) est un le hamster à tout faire de l’office lady, désignée en tant que Gochujin-chama, maîtresse (le suffixe sama, également déformé, marque le respect du rongeur pour sa maîtresse). D’une innocence à toute épreuve (d’ailleurs marquée par sa prononciation enfantine de certaines syllabes) et d’une loyauté sans faille, Ebichu alterne entre tâches ménagères et descriptions explicites de l’intimité de la « célibataire de 25 ans au très joli corps » qui partage sa vie.
 
Très loin de la légendaire élégance japonaise, Gochujin-chama fume, boit, jure et martyrise son animal de compagnie. Le pire de ses crimes, selon Ebichu, n’est pas de lire des livres sur la compatibilité romantique entre groupes sanguins (l’équivalent nippon de nos horoscopes), mais de s’être amourachée de Kaishounashi (la loque inutile) qui la trompe sans vergogne et souffre d’une addiction aux jeux d’argent.



Ebichu <3 camembert
Ebichu aime le camembert.
Ebichu nous montre le string rose trop petit qui se cache sous le trench beige de l'office lady, elle nous raconte la classe moyenne dans ce qu’elle a de moins conforme aux valeurs traditionnelles nipponnes.

Aggretsuko, la face cachée du kawaii



Aggretsuko est une franchise Sanrio. Fallait-il un jour que le personnage d’Hello Kitty grandisse, intègre le monde du travail et exprime ses frustrations face au job sans perspectives ni reconnaissance qu'elle aurait fini par trouver ? Peut-être. Toutefois, l’hypothèse aurait laissé plus d’un fan sur le carreau. De cette prise de conscience est né le panda roux anthropomorphique Aggressive Retuko AKA Aggretsuko. 

Assistante administrative dans une grande entreprise tokyoïte, Retsuko évolue parmi des collègues intrusifs  qui persistent à lui montrer leurs photos de famille et des supérieurs qui se déchargent constamment sur elle. Retsuko ne trouve d’exutoires satisfaisants que dans les sessions de karaoké death metal à l'occasion desquelles, devenue une version démoniaque d'elle-même, elle crache sa frustration.  

Aggretsuko incarne les deux faces du honne/tatemae, cette distinction fondamentale entre les sentiments propres de l'individu, d'une part, et le masque de neutralité qu'il se doit de maintenir en toutes circonstances afin d'assurer l'équilibre de la société d'autre part. D'une patience infinie sur son lieu de travail, la demoiselle panda tombe le masque à la nuit tombée.



Panda roux content/ Panda roux pas content
Tatemae vs Honne  (Aggrestuko, Sanrio)

Bien sûr les portraits plus consensuels foisonnent. De fait, on ne peut que se réjouir lorsque, au travers de cette éternelle subordonnée supposément par choix et d'un petit animal mignon, nous parvient la dénonciation d'un monde de l’entreprise archaïque et d'une société dont la sophistication des codes ne parvient pas à dissimuler le mal-être.


Ebichu est un manga en 15 tomes (non traduits) de Risa Itō décliné en une série animée de 24 épisodes (version traduite disponible en ligne). 
Aggretsuko est une franchise Sanrio dont la version animée devrait être disponible au printemps 2018 sur Netflix.


dimanche 3 décembre 2017

Viens comme tu es

Nous sommes le 17 septembre 2017, j’ai 33 ans, sept mois et onze jours et je suis à Tokyo. Susumu et moi venons de déjeuner de nouilles de sarrasin et d’un bol de riz recouvert de petits cubes d’omelettes, de surimi rose et blanc et de poissons crus. Alors que notre objectif de 10 000 pas quotidiens se voit menacé par Talim, le typhon qui déverse ses trombes d’eau, nous nous réfugions au Starbucks. Bois, métal, fauteuils en cuir moelleux, l’espace standardisé invite à oublier la pluie, ou mieux, à l’accueillir en tant que bonus scénographique d’un moment cosy. « Hygge » disent les danois. Je le sais parce qu’en ce moment sur les affichettes rose poudré vendues chez Flying Tiger, il est écrit hygge. Et bien que je soupçonne ma prononciation d’être à côté de la plaque, je me projette dans cet instant igue.
 
« Quand même, j’aime bien Starbucks ! » m’exclamé-je alors que nous faisons la queue pour commander. Jamais ébranlé par la platitude de mes commentaires, Susumu me demande en souriant « Pourquoi quand même ? ». Bien que j’ai décidé de m’y remettre, en japonais, nos échanges s’apparentent à ceux d’enfants de trois ans : ça va ? Où veux-tu aller ? Que veux-tu manger ? C’est bon et, plus subtil, ça a l’air bon ; il fait chaud ; il fait froid.

La conversation se poursuit donc en anglais. « Parce que c’est une machine de guerre, mais euh... ils sont sympas avec leurs employés, non ? » Susumu acquiesce. La vérité, c’est que ni lui ni moi n’avons jamais travaillé chez Starbucks. Moi, parce que dans la France périphérique où j’ai grandi, Starbucks n’existait pas. Lui, parce que… parce que quoi, au juste ? En fait, je n’ai aucune preuve formelle. J’estime toutefois que depuis le temps qu’on se connaît — nous nous sommes rencontrés dans un Starbucks, je lui donnais des cours de français, et à défaut de solides connaissances dans ma langue, je lui ai transmis mon obsession du latte au soja —, s’il y avait fait ses armes, l’information aurait filtré.

La vendeuse a avancé vers nous la feuille plastifiée présentant le menu, elle attend que nous commandions. Dehors, il pleut à verse et j’hésite. À mon arrivée au Japon, j’ai eu une grosse période thé vert torréfié. Désormais, mes faveurs vont à toute boisson dont l’emballage prédit qu’elle est sur le point de booster mon métabolisme, à savoir n’importe quelle bouteille estampillée du logo représentant une silhouette qui fait hourra avec les bras et pareil avec les jambes. À moins que les jambes ne courent puisqu’à ma connaissance personne ne fait jamais hourra avec les jambes. À ma décharge, la traduction japonaise de métabolisme ne fait pas partie des premiers termes qu’il m’ait été donné d’étudier. Pourtant, malgré la pluie, et grâce à cette mise en scène de bois chaud et de métal, je suis de bonne humeur, d’humeur à ne pas prêter attention à l’apport calorique à venir.  Je commande donc un Frappuccino au thé vert torréfié. Du thé vert, oui, mais avec de la crème et du sucre. Au final, je réceptionne une boisson froide, marron et solide.

Nous nous installons sur une banquette orange. Calés contre le mur, Susumu sort un livre tandis que je poursuis la lecture du Vieil homme et la mer sur mon téléphone portable (qui m’amènera à lancer une recherche « Pourquoi le Vieil homme et la mer est-il un chef-d’œuvre ? », bientôt suivie de « Peut-on se limer les ongles en public ? »).

« – … Je peux ? »

Retirer mes baskets mouillées confirme la douceur du moment. Une demi-heure hygge s’écoule avant que je ne décide de me rendre aux toilettes situés à l’extérieur du café. Dans le hall, une vingtaine de personnes écoute en silence le discours d’une mascotte orangée taille humaine. Cette dernière raconte d’une voix trop aiguë amplifiée par micro des choses que je ne comprends pas. Un vigile se tourne vers moi et, d’un coup d’œil, détermine que j’ai pas vocation à m’intégrer au tableau. Son attention revient vers la peluche bavarde, je poursuis ma route vers les lieux d’aisance.

La porte refermée, j'entame mes ablutions. Par habitude, je m’observe dans la glace. La lumière est jaunâtre, laide. Je connais mon visage, je parcours sans vraiment les voir mes cernes et mes premières rides et je regrette l’absence de je ne sais quoi dans mon regard. Soudain, je le vois. Sur ma tête, il s’est extirpé des stries sébacées, il me nargue. Mon premier cheveu blanc. Pas celui que la nature aurait privé par erreur de sa dose mélanine, non, celui qui annonce les suivants ; et il brille, ce con.

Je l’arrache en continuant de me brosser les dents, avec un peu plus d’intensité. Une photo s’impose. Mais quel fond choisir ? Le sol ? La porte ? Quelle que soit l’option, et peut-être du fait d’une position peu confortable, je ne parviens pas à une mise au point satisfaisante. Les photos ratées, je dépose le cheveu sur mon téléphone lui-même en équilibre sur le distributeur de papier toilette. En me lavant les mains, et alors que le geste s’est imposé comme une évidence, je m’interroge : pourquoi l’avoir arraché ?

Un trop fameux dicton nippon dit que le clou qui dépasse appelle le marteau, puisqu’ici plus qu’ailleurs, il faut mater les natures rebelles. Mais mon premier cheveu blanc méritait-il ce traitement ? Il n’a rien du zombie évoqué par mon amie Dorothée. Il est lisse, tout juste a-t-il été trahi parce qu’il accrochait trop bien la lumière des toilettes. D’ailleurs, il annonce des dizaines de milliers comme lui. Lorsque les dissidents constituent la majorité, peut-on encore parler de sédition ? Cette bataille perdue d’avance confirme l’absurdité du geste.

Je suis féministe et je viens d’arracher mon premier cheveu blanc. Quoi en conclure ? Le réflexe trahit-il une faiblesse ? Un manque de caractère ? M’est-il permis de me revendiquer féministe et de ne pas supporter la perspective que mon corps me lâche ? Même si je ne me maquille que lorsque je n’ai rien de mieux à faire, que je me lave les cheveux au mieux deux fois par semaine et que mon style vestimentaire est au mieux sympathique sinon discutable, les signes du vieillissement me terrifient. Je peux les nommer, je peux les dater, comme autant de petites morts : ridules apparues sous les yeux au début de la vingtaine devenues pattes d’oie ; sillons zébrant mon front, le premier, puis le second (celui que j’ai tenté de « gommer », m’amenant à arborer la trace de brûlure l’espace de quelques mois) ; plissures sur les lèvres lorsqu’elles se positionnent en cul de poule ; et dernièrement, la ride du lion, qui apparait quand je suis contrariée ou face au soleil.

On m’avait offert un livre intitulé le chic de la Parisienne, ou la Parisienne chic, quelque chose comme ça, avec à l’intérieur des petites robes noires, une exhortation au maquillage léger et au port de talons à hauteur adéquate. Ce cadeau m’avait décontenancée : je venais de quitter Paris après une overdose de chic parisien (et de rencards avec des musiciens trop chevelus qui eux mêmes m’avait jugée trop ceci ou pas assez cela). Le vade-mecum le précisait : quelle que soit la teinte, la Parisienne chic se doit de porter une crinière monochrome. La loi a imprégné mon esprit pour bientôt se heurter à l’expérience de seconde main (Tori Amos, âme sœur de mon adolescence, a lancé l’alerte à ses dépens) : impossible de soumettre une chevelure à des décennies de coloration sans payer à terme les pots cassés.

Absorbée par l’absurde douloureux de mes réflexions, je retourne auprès de Susumu et, d’un air de défi, expose la tige de kératine à quelques centimètres de son visage. Il se recule en grimaçant, produit une formule empruntant au beurk modulée sur deux temps.

« — Mon premier cheveu blanc !

— Il n’est pas blanc, il est gris, et moi aussi j’en ai dit-il en désignant sa barbe de trois jours.

— Oui, oui bien sûr. Mais il est blanc. En français, il est blanc, c’est un cheveu blanc. Et moi, c’est le premier. »

Exaltée, je déclare devoir raconter l’anecdote, peut-être dis-je même l’expérience. Susumu ne partage pas mon émotion, et pour être honnête, l’inverse m’aurait à la fois surprise et contrariée. Il me répond d’une moue dubitative que lui n’a aucun souvenir de son premier cheveu blanc. « … Mais si l’espace médiatique accordait la place qu’elles méritent aux femmes vieillissantes, probable que moi non plus je ne m’en souviendrais pas. » Il acquiesce, right. La discussion est close.

Je continue à observer le phanère albinos. S’agit-il d’une relique ? Dois-je lui prêter l’attention que les parents accordent aux dents de lait de leurs rejetons ? La petite souris apporte une pièce en échange, posant le business model du marché de l’occasion. Le rongeur promeut la décroissance, elle est adorable. Qui plus est, perdre une dent de lait, c’est perdre pour devenir complet, c’est grandir et c’est une victoire. Quelques années plus tard, on se retrouve avec une boîte de petits cailloux calcaires incrustés par endroit de sang noirci. Cette boîte sera bientôt égarée et tout ça fonctionne très bien. Au Japon, on est moins romantique, plus hygiéniste aussi sans doute : les parents jettent la dent sur le toit de la maison.

Il s’agit d’un non événement auquel je m’autorise à apporter de l’importance, la dissolution d’une angoisse ordinaire et dérisoire. En ce moment, les merdes s'agrègent à mon contact, pourtant c’est l’histoire de mon premier cheveu blanc que j’ai envie de raconter. Je crois dans la valeur de l’anodin, de l’anodin en tant que révélateur. Et puis, accorder de l’importance au microtraumatisme permet de l’étiqueter pour le mettre à distance. Non événement traumatique. Vaguement soulagée, je laisse tomber la tige de kératine qui disparaît au sol. Le béton gris du Starbucks est inégal dans ses motifs et sa coloration. Irrégularité standardisée, à la manière des moules à nuggets que MacDonald's expose dans ses cafés. J’ai parfois du mal à suivre le fil de mes pensées. Viens comme tu es.