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mardi 10 février 2015

Un an à Tokyo : état des lieux

 
Isu to baketsu zenzen chigau zenzen chigau, zenzen chigau (椅子とバケツ全然違う全然違う)


Un an que je suis arrivée, et l'une des seules choses que je peux affirmer c'est qu'une chaise et un seau, c'est complètement différent, complètement différent. C'est l'enseignement que j'ai tiré des longues heures de visionnage de la chaîne éducative de NHK.

Mon visa proche de sa date d'expiration, j'ai contacté une dizaine d'écoles de français et échangé avec trois d'entre elles. Aucune ne prévoyant de sponsoriser des employés, on m'a dispensée d'entretien. Après un rendez-vous tragique au pôle emploi, quelques échanges avec des chasseurs de têtes et une visite au service d'aide à l'emploi de la CCI France-Japon, j'abandonne dans l'immédiat l'idée de trouver une entreprise qui me sponsorise. Ironie du sort, le domaine qui recrute les non-japonophones, c'est... le recrutement. Et les avis concordent : des conditions de travail pénibles induisent un turnover massif. Le recrutement, c'est le Macdo du diplômé. Mettez-moi dans un open space 12 heures par jour avec impératif de faire du chiffre et, à Tokyo comme ailleurs, la dépression ne se fera pas attendre. 

Mon bonheur reposant en grande partie sur la liberté que m'octroie mon style de vie, il est préférable de renoncer à un Graal douteux. Je me laisse trois mois avec un visa touristique pour finaliser mes projets de rédaction en envisageant l'étape suivante. Peut-être faudra-t-il payer une fortune afin d'obtenir un visa étudiant (l'année d'étude me reviendrait entre 5 000 et 6 000 euros), peut-être faudra-t-il passer à autre chose. 

Ferme ton sac, tu n'es pas au Japon ici !

Revenir en France à l'occasion des fêtes m'a amenée à remarquer certaines différences avec plus d'acuité. Résumant  les différences irréconciliables entre nos deux civilisations en un paragraphe, je dirais : en France, les gens traversent au rouge, détendus, et ils soufflent quand tu ne vas pas assez vite. Ils téléphonent dans le métro, et moi qui étais une habituée de la manœuvre, j'ai fini par considérer que c'était un gros manque de savoir-vivre. Certains mendient et les relous n'ont pas besoin d'être souls pour venir te parler. Les employés des magasins, quand ils n'ont pas envie de travailler, font la gueule. Ils n'auront pas ce sourire figé de rigueur ici comme en Australie où les caissières vous appellent Love et vous demandent comment-ça-va-aujourd'hui. Difficile de dire ce qui est pire. Le Nippon adore faire la queue de longues heures, ça le rassure sur la qualité de ce pour quoi il attend. Du coup, omatase shimashita, on est remercié d'avoir attendu, même quand on n'a pas attendu. Les vendeurs se baisseront pour ramasser un morceau de papier de la taille d'un confetti à l'extérieur de leur magasin. Les pansements sur les yeux, c'est sexy. Et une fois dans le métro, j'ai vu un jeune homme utiliser un ustensile cousin de la pique apéritif afin d'enfoncer sa paupière derrière le globe oculaire et ainsi agrandir son regard. Aussi éphémère que potentiellement dangereux. Plus mignon, en hiver, on croise des écoliers coiffés d'un bob, jambes nues. Enfin, les individus qui ne prennent pas la peine de se moucher et m'imposent de suivre le mouvement des glaires dans leur trachée me donnent des envies de meurtre.

Ma maîtrise de la langue est loin d'être satisfaisante. L'apprentissage des kanjis restent un défi majeur mais avec la poignée que je connais, et à défaut d'être capable de déterminer ce qu'une chose est, je peux dire ce qu'une chose n'est pas. Cette capacité me permet d'éviter de prendre n'importe quelle poudre pour une boisson soluble : ceci n'est pas du thé, c'est... autre chose. Tant que l'on ne se sent pas en danger, c'est drôle — et reposant — de ne comprendre que des bribes d'un langage. Au jour le jour, je n'utilise qu'une poignée d'adjectifs. Dans l'ordre : bien, délicieux, amusant, intéressant, joyeux/heureux. Il m'arrive plus rarement d'employer triste, histoire de montrer que je suis capable d'une large palette d'émotions. Quand je crois comprendre une question, je l'ai souvent comprise de travers. Du coup, j'ai peur de parler à la caissière du supermarché parce que depuis le temps, je devrais être en mesure de lui parler de la pluie du beau temps et de la France parce que j'ai cru comprendre qu'elle aimait bien. A défaut, je vais à une caisse où je sais que l'échange se limitera au minimum, c'est à dire à demander des baguettes jetables s'ils oublient de me les donner. 

Pas mariée, pas d'amis japonais, j'ai toute cette année servie d'exemple à Noda-sensei comme l'étrangère qui a raté sa sociabilisation. Sur les cinq femmes à suivre les cours de Taitō-Ku, deux ont suivi un mari expatrié, deux ont épousé un autochtone et il y a moi, la touriste pas vraiment fichue de se lier. Le fait est que même s'ils tiennent plus de la rhétorique que du réel agacement, mes c'est nul ! intempestifs ont fini par amuser certains locaux. Parce que AHAHAH, je suis la Française qui dit qu'elle n'est pas contente quand elle n'est pas contente. J'ai donc fini entourée de quelques personnes qui ont le bon goût de me supporter. Et alors que je n'ai aucune certitude quant à mon futur, c'est aussi agréable que frustrant. 

Maintenant se pose la question fatidique : Should I stay or should I go?

Je vois deux raisons de rester : je commence à peine à pouvoir utiliser mes rudiments linguistiques et en restant, je limiterais mon empreinte écologique (mise à mal par une année d'usage de baguettes jetables).

Ensuite, quitter le pays aujourd'hui me laisserait beaucoup de questions. Entre la nourriture et les 100 yens shops, si tout est si peu cher et d'aussi bonne qualité, où est le piège se demandait une de mes élèves. Si j'ai résolu le mystère du nombre impressionnant de téléphones à clapet encore en circulation (ici, ils sont appelés garakei, téléphones des Galapagos, mutants parce qu'offrant des fonctionnalités exclusives), certains mystères subsistent : Pourquoi les coquilles d’œufs sont-elles si blanches ? D'où vient la capacité des nippons à s'endormir dans les transports en commun (oui, les sièges chauffants de la Yamanote sont soporifiques) parfois sur l'épaule du voisin, parfois debout et, la plupart du temps, parvenir à se réveiller à la bonne station ? Pourquoi y a-t-il toujours un espace entre deux bâtiments ? Pourquoi tant de personnes souffrent de rachitisme ? Pourquoi seuls les adultes portent des masques chirurgicaux en hiver ? Pourquoi n'ai-je pas le droit d'utiliser mon portable dans le kaitensushi de Ueno ?


J'aurais aimé discuter avec des joueurs de pachinko, des otaku et les sans-abris d'Asakusa. J'aurais dû parler de l'homosexualité, des Burakumin et enquêter plus longuement sur le statut de la femme. J'aurais aussi aimé parler de sujets plus légers, comme l'existence d'une mascotte pour chaque institution. Je trouvais infantile ce bruit de clochette entendu sur le sillage de la moitié de la population, tous âges et sexes confondus. Depuis peu, moi aussi je fais un bruit de clochette en me déplaçant parce que Natsumi m'a offert une figurine de la mascotte de la préfecture de Gunma dont elle est originaire. Les mascottes, c'est un signe mignon du fait que ce pays déconne un peu. J'aurais aimé parler du camion Vanilla décoré de petites madames avec des dollars dans les yeux. Vanilla-AH-AH, Vanilla-AH-AH circule le week-end entre Shibuya et Shinjuku et chante une ritournelle très courte et entraînante invitant les femmes à se faire escort d'appoint pour arrondir leurs fins de mois.

J'ai aussi des raisons de partir. La première : devoir me battre pour un visa, la difficulté ne m'a jamais excitée. La seconde est qu'il n'y a aucune garantie que je trouve un emploi à l'issue d'une année d'étude intensive de la langue. Fuite en avant annoncée. Il peut être courageux de partir mais en ce qui me concerne, le courage, ce serait de rentrer en France. J'aimerais juste profiter du fait que personne ne dépend de moi et que, moi-même, je ne dépends de personne. Je continue à réfléchir à ce sur quoi je suis prête à céder : l'argent, le job insatisfaisant, chronophage et propice à la dépression, le mariage blanc ou gris — s'il peut s'agir d'une option sérieuse, mon éducation et mon pragmatisme faiblard m'empêchent de l'envisager plus de quelques secondes.

Maintenant quand j'entends du Nirvana, je me dis que je me ferais bien un karaoké et à défaut de m'apporter des réponses, j'y vois la preuve que tout est à sa place.


Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !



vendredi 26 décembre 2014

Le gaijin, ce loser exotique.

Gaijin, c'est le terme utilisé pour désigner l'étranger au Japon, celui qui a traversé la mer ou l'océan pour arriver… et qui n'aurait peut-être pas dû. C'est un terme courant parce que c'est un fait : il y a eux et il y a nous, qui ne parviendrons jamais complètement à maîtriser et la langue et les codes. 

Je pourrais dire que les Japonais n'aiment pas les gaijin. Cette affirmation, comme n'importe quelle affirmation relative aux sentiments d'un groupe composé de plus d'une personne, serait idiote. Reste que l'intégration de l'étranger est un problème complexe et qu’ici, plus fréquemment qu'ailleurs, l’étranger fait face à une certaine défiance.   

Quand je pense aux difficultés qui m’attendent lorsque je chercherai à louer un appartement ou quand un employé du pôle emploi tokyoïte me demande si je suis là parce que je ne trouve pas de travail dans mon pays, mon cœur se tord. Malgré tout, être Française représente plus souvent un atout qu'un handicap. La France garde son aura de mignon pays rustique et Paris de vieille ville élégante. Je reste une curiosité et il me suffit de prononcer des phrases d'un adjectif pour recevoir des commentaires élogieux sur ma maîtrise de leur langue. Sugoi![1] 

Olivier, Franco-Japonais ayant grandi entre les deux pays et résidant à Tokyo depuis neuf ans se sent Français. Très critique envers la société nippone et probablement lucide, il dit "les Japonais" et s'exclut du groupe. Ce positionnement lui permet de partir plus tôt que ses collègues le soir et d'être le seul de son entreprise à prendre tous ses jours de congés.

Mais tous les gaijin le confirment : un des principaux maux du pays, ce sont ses gaijin. Grégory, expatrié depuis quelques années a réalisé le portrait-robot du français arrivé au Japon. Lui et Audrey, qui vit à Tokyo depuis un peu plus d’un an, me parlent de ces types arrogants et sans charme, loser mais exotiques. A côté de l'extrême représenté par le Suisse Julien Blanc pick-up-artist-expert-en-séduction autoproclamé, il s'avère que beaucoup d'entre nous arrivent au Japon en conquérants, entourés d'une aura de gentleman. 

Il faut dire que la société nippone ne se pose pas en modèle en matière d'égalité des sexes et le premier imbécile venu d'à peu près n'importe où ailleurs passera sans trop de mal pour un fervent féministe, au moins dans un premier temps. Le manga à succès My darling is a foreigner et son adaptation cinématographique présentant Tony, un Américain super-bilingue, super-sensible et super-soucieux de respecter les codes du pays finissent de tordre l’imaginaire des Japonaises. 

Mais comment expliquer que, moi-même, je ressente une forme de réserve quand j'en croise ? 

La première chose, c'est que je ne comprends pas cet esprit de communauté qui pousse certains à engager la conversation au prétexte que, l'évidence s'impose, je ne suis pas asiatique. Ces gens m'obligent à faire la gueule pour éviter une conversation basée sur un malentendu : je suis seule, je souffre donc du syndrome lost in translation. 

Je n'aime pas non plus ces vieux de la vieille, qui, sans avoir pris la peine d'étudier la langue, se font un devoir d'expliquer à la première oreille venue comment fonctionne le pays, au prétexte qu'ils sont mariés à une Japonaise  et malheureux. 

La vie au Japon peut être très agréable dans la mesure où l'on n'aspire pas à une réelle intégration. Pour les décennies à venir, et même si le pays fait face au vieillissement de sa population, le gaijin restera une pièce rapportée qui doit trouver sa place, à la marge.

Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !



[1] すごい, super !

lundi 8 décembre 2014

Chercher du travail au Japon et pleurer à Shinjuku

Trois mois. J'ai trois mois pour devenir ofisu redi (office lady).


Chercher du travail au Japon me renvoie à mes années de jeune diplômée. Partir de presque zéro parce que jusque-là, CV et lettres de motivation n'ont  servi qu'à dégoter des jobs saisonniers ou à justifier la mission de gratte-papier obtenue par piston. Je ne parle pas la langue et le CV japonais est encore un mystère : je (re)pars de presque zéro.



D'ailleurs, à part l'envie de voir de plus près le monde des salarymen, quelles sont mes motivations ?



Mes cours de français me suffisent pour vivre mais mon visa expire en mars. Et comme je n'ai ni les moyens ni l'intention de payer une école de langue à 5 000€ ou d'épouser Superhiroya, il faut que je trouve une entreprise qui sponsorise mon visa. Jusqu'au Japon, on attend de moi que je renonce à l'insouciance.



Et là se posent les questions qui se sont posées au début de ma vie active : A qui et en quoi puis-je être utile ? A l'époque, je n'avais pas trouvé de réponse mais j'avais dissimulé mes doutes. J'étais devenue attachée de presse, mieux : consultante relations presse. Si j'avais un titre, c'était bien que j'avais une place. Les années passant la question est devenue un peu plus complexe : A qui et en quoi ai-je envie de me rendre utile ?



Je ne sais pas pour vous mais pour moi, la question reste en suspens.



Vouloir rester au Japon m'amène à être un peu moins exigeante. Au moins pour un temps. Parce que pour trouver une entreprise qui sponsorise son visa, le gaijin a deux options : être ingénieur ou enseigner l'anglais. Entre les deux, mon cœur balance.


J'ai donc rendez-vous au centre d'aide à l'insertion professionnelle des étrangers de Shinjuku. J'y vais par acquis de conscience. Je ne pense pas que l'on puisse tirer quoi que ce soit de ce genre de services... A part peut-être une tasse de café soluble et des prospectus que je ne lirai pas.


Qui plus est, on m'a dirigée vers le centre réservé aux détenteurs d'un Visa Vacances-Travail. Quand j'ai demandé si je devais amener un CV, on m'a répondu que ma carte de résident et mon passeport suffiraient. Le temps partiel au fast food me tend les bras.



J'arrive un peu en avance. Je m'attendais à trouver quelques bénévoles bienveillantes portant des pulls angora dans une petite salle obscure, c'est en fait tout un rez-de-chaussée qui est occupé par l'agence. Ambiance ANPE-hall de gare, des salariés, pas de café soluble.



Une interprète m'accueille et me fait remplir une fiche d'identité : nom, coordonnées, âge. Rien de très pertinent pour parvenir à m'aiguiller. Il est 9h59, mon rendez-vous est à 10h, je suis appelée au bureau numéro 11.



Ma conseillère s'excuse de ne pouvoir garantir qu'ils me trouveront un emploi. Je suis tentée de lui dire que je ne m'attends pas à ce qu'ils me trouvent quoi que ce soit. Son implication semble sincère, je me contente de dire que comprends.



Et puis il y a aussi ce problème lié au fait que, selon ses papiers, un Français titulaire d'un Visa Vacances-Travail ne peut le transformer en un visa de travail classique. Ce n'est pas tout à fait vrai mais effectivement, ça reste un problème annexe. Il faudra quand même aller voir son collègue qui-a-plein-de-connaissances. Il est au bureau d'à côté et il aura surement des réponses. Soit.


Elle me demande quels sont mes diplômes, si j'ai déjà travaillé en France et ce que je sais faire.


Suis-je sûre de ne pas vouloir travailler dans un restaurant ? Et dans une usine ? Parce qu'elle aurait peut-être quelque chose à me proposer... Je me sens un peu ingrate de lui expliquer que si l'usine est ma seule option, il vaudra peut-être mieux rentrer en France.



Donc, non, ils n'ont rien pour le moment. 



10h30, allons voir le puits de science qui aura des réponses à ce problème de visa qui n'en n'est pas vraiment un.



La soixantaine, un physique qu'on oublie. Je m'assois à son bureau, il ne me salue pas et s'adresse à l'interprète sans me regarder. Je n'existe plus vraiment.



Donc lui, son domaine c'est le juridique, une fois qu'un employeur a initié les démarches pour sponsoriser son futur salarié. Il me fait passer une copie du dossier à remplir. Ça ne m'est pas d'une grande utilité mais il faut bien justifier notre entrevue.



" – Malheureusement, la notice est en japonais et nous n'avons pas de traduction.

 – Peut-être que je trouverai en ligne ?

 – Non, vous ne trouverez pas.

...

 – Et puis entrer au Japon avec un Visa Vacances-Travail et un visa de travail ce n'est pas la même chose.

 – ... Oui mais je pensais que l'un pouvait mener à l'autre...

 – Oui, mais ce n'est pas si simple. Et je suis désolée de vous dire ça mais votre niveau de japonais n'est pas suffisant pour travailler dans un bureau."



Mais pourquoi est-il aussi méchant ? 



Street-level bureaucracy. Je vais te dire des trucs désagréables qui ne vont te servir à rien, parce que ça fait partie de la poignée des trucs amusants qui sont compatibles avec mes attributions.



Je voudrais partir. Maintenant. Je demande si nous en avons fini.



Non, il a encore une question pour moi. Il me regarde enfin. Il sourit.



" – Est-ce que vous aviez des difficultés pour trouver un emploi en France ?
...

Non.

– Alors vous aimez le Japon.

– Oui.

– Merci."



Il sourit, ce con.



Sans bien comprendre ce qui se passe, je suis debout.  


10h44, les larmes sont montées avant que j'ai réalisé quoi que ce soit. Je suis bien censée être cette personne sur qui tout coule, non ? D'ailleurs, c'était quand la dernière fois que j'ai pleuré ? Un an en arrière ? Peut-être plus. Je vomis et je pleure rarement, ce sont deux de mes principes de fonctionnement.



Alors que je suis en train de renifler en plein courant d'air, l'interprète vient vérifier que je vais bien. 



"– Il était si violent... Et tout ce qu'il m'a dit, je le savais déjà.

–  Il ne voulait pas être méchant. Il est très direct, il est comme ça avec tout le monde. Il travaillait à l'immigration avant.

– Mais son job, c'est pas de conseiller ?"

Elle hausse les épaules, me redit combien elle est désolée. Il fait froid, abrégeons nos souffrances. Je force un sourire, lui répète que je vais bien et la quitte.
 
11h09, je suis encore en train de renifler dans le métro. Un fonctionnaire aigri m'a fait pleurer et l'un des problèmes majeurs de ce pays est que l'on ne peut pas se moucher dans le métro.


Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !

jeudi 4 décembre 2014

Apprendre l'anatomie au Japon : 30 ans, presque toutes mes dents.

Événement majeur de la semaine, j'ai reçu un courrier. A mon nom. Quand on est dans un pays qui n'est pas le sien et dont on parle la langue avec l'aisance d'un enfant de trois ans, recevoir une lettre, c'est un peu spécial. Ça donne l'impression d'être à sa place, intégré. Ne pas être en mesure de la lire, par contre, rappelle que cette place est peut-être au fond d'un cagibi sombre.

J'ai donc dans les mains une lettre officielle, avec des dessins : des dents qui sourient, des dents perplexes et une dent qui donnent l'impression qu'elle va vomir. La dent nauséeuse, en fait, elle tremble.

ぐらぐら, gura gura, c'est le cri de la dent japonaise qui tremble.

Même si les dessins me donnent une idée du contenu, il y a beaucoup trop de caractères pour que je tente un déchiffrage. Natsumi, mon élève et professeur de japonais que je retrouve un peu plus tard me donne l'idée générale. Comme je vais avoir 30 ans et que je suis résidente de Taitō-Ku, l'arrondissement qui me rajeunit de quelques mois m'offre un examen dentaire. A Taitō, ils savent comment faire plaisir. Et toujours selon la lettre, j'aurai droit au même cadeau à 35, 55, 60, 65 et à 70 ans. Mystère-dentaire : à 75 ans, serai-je morte ou édentée ?

En annexe, une liste de noms et d'adresses que je ne peux pas lire. Heureusement un petit English speaking dentist Asakusa sur Google plus tard, je finis par trouver le cabinet où il sera possible de me faire examiner et de comprendre ce que le dentiste aura à me dire. Pour finir de réduire l'aventure à zéro, Google Map m'indique que nous sommes à sept minutes l'un de l'autre.

Ce lundi matin, j'arrive peu après l'ouverture du cabinet. Je retire mes chaussures et adresse mon meilleur sourire embêté à la secrétaire en lui demandant en japonais si elle parle anglais. Comme elle cherche du regard ses collègues, je lui tends ma lettre. Le soulagement est perceptible sous son masque chirurgical. Suis-je libre aujourd'hui-maintenant ? 

Celui que j'identifie comme le maître des lieux, chevelure de jais et bras couverts de longs poils blancs, vient m'expliquer qu'ils peuvent m'examiner mais pas me soigner. Je suis désœuvrée et je n'ai pas prévu d'avoir de carie. Parfait.

Je ne sais pas quoi penser du fait que la moitié de la population en âge d'avoir les cheveux blancs a une chevelure noir de jais. J'admire la poignée qui passe au violet ou à l'orange. Le plus intriguant, c'est que se sont rarement les plus ridicules. Ne sous-estimez pas la puissance de la septuagénaire à la chevelure bleu nuit et à l'air pincé.

La secrétaire m'invite à patienter derrière le mur en carton-pâte qui sépare une banquette d'attente du reste du cabinet. Après m'avoir rendu mes documents, elle finit par m'apporter la paire de chaussons que j'aurais dû moi-même tirer d'une machine bruyante et lumineuse. La technologie jusque de la distribution de mules, une utilité merveilleusement douteuse. J'ai du mal à cacher mon admiration.

J'ai à peine le temps de constater que je suis cernée de dents qui sourient que je suis invitée à rejoindre le fauteuil d'examen. Sur mon bavoir, encore des dents qui sourient.

Comme je lui confirme que mon niveau de japonais est minable, le dentiste s'applique à me traduire son questionnaire. L'exercice est douloureux et je suis désolée de lui infliger ça. Je tente un gambatte kudasai (Faites de votre mieux, s'il vous plaît) qui ne le fait pas rire.

Est-ce que je sais que fumer peut entraîner des problèmes parodontaux ? Est-ce que je suis diabétique ? Est-ce que je sais que le diabète peut entraîner des problèmes parodontaux ?

Non, mais maintenant je sais.

Il réfléchit une seconde à ma réponse et me remercie. Il semble amusé par mon usage hebdomadaire du fil dentaire. De même que le principe de fumer quand j'ai bu le laisse perplexe.
 
Combien est-ce que j'ai de dents ? 

Hummm... je les ai toutes sauf mes dents de sagesse. Mais lui donner un nombre...pfff...

La perplexité grandit.

Bon, je sais que c'est un nombre pair et qu'il y en a beaucoup. Je tente donc un nombre au hasard. 36.

Il se contient. Ça se voit, il se contient. Il dessine dans l'air un 3 et un 6. Je me concentre pour produire un sanjuuroku de confirmation. Flegmatique mais visiblement content de l'anecdote qu'il va raconter à ses collègues, il finit par dire :

"— Normalement, normalement, sans les dents du fond, on a 28 dents.

Ah... 28, hein ? 
 
—  Oui, retenez-ça."

Quelques minutes plus tard, il redresse le fauteuil et dit quelque chose en japonais que je ne comprends pas. Son ton est tranquille et il y a une négation à la fin.

Tout va bien ?

Il reformule : oui, tout va bien. Reste que vingt minutes après être arrivée, je dois digérer le fait que je n'ai que 28 dents. Je sais par contre que chacune d'entre elles sourit et c'est une bonne chose.

Il me quitte sur un prenez soin de vous, qu'il est obligé de me traduire parce que c'est la première fois que j'entends l'expression. Et comme je ne sais pas quelle est la réponse adéquate, je le salue en retour d'un sobre arigatou. Mes chaussons remis dans la machine, je quitte le cabinet sans avoir rien eu à payer. 

Tout pourrait être pour le mieux si en cherchant un dermatologue, je n'avais appris que dans le cadre d'une visite sans rendez-vous dans l'une des cliniques gaijin friendly de Tokyo, le praticien ne pourra examiner que deux grains de beauté à la fois. Cerise sur le wagashi, l'examen me coûtera 21 600¥ (soit environ 146€) et n'est pas pris en charge par la sécurité sociale.

Des dents branlantes mais pas de cancer de la peau. Heureux Japonais.

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