mardi 28 octobre 2014

Le Japonais, Tinder et moi.

Sept mois que je vis à Tokyo. En sept mois, j'ai croisé des Japonais gentils, des Japonais dont j'apprécie l'esprit et des Japonais avec lesquels j'ai envisagé d'avoir des relations sexuelles. Mais aucun n'a suscité en moi l'envie de discuter en me déshabillant.

Alors non, je n'ai pas attendu d'être au Japon pour expérimenter cette frustration et, entre les vingtenaires qui m'arrêtent dans la rue pour se prendre en photo avec moi et la demande en mariage d'un quasi-inconnu, je peux au moins me satisfaire d'un égo flatté pour les décennies à venir. 

Je n'y suis pas pour grand-chose. Tout repose sur l'aura de gaijin aux cheveux châtains. Après de nombreux compliments — j'inclus dans compliments les remarques délicates telles que "mais... c'est ta vraie couleur ?", j'ai compris cette règle de base : une couleur de cheveux autre que noire est un atout majeur dans le mécanisme de séduction au pays du Soleil-Levant. Par ailleurs, convaincue par le troisième âge tokyoïte qui assortit de plus en plus souvent chevelure et garde-robe, il est décidé qu'au premier cheveu blanc, je passerai moi-même au vieux rose.

Mais parce que je n'éprouve qu'un intérêt modéré pour les ados collectionnant les clichés de gaijins, les individus prêts à épouser une inconnue et les salarymen avinés, il a fallu trouver une alternative pour élargir mon cercle de connaissances. 

Et comme le nippon n'est pas l'individu le plus accessible au monde, à Tokyo peut-être plus qu'ailleurs, Tinder est un merveilleux facilitateur de rencontres. 

Mon annonce est parfaite. Elle est drôle elle me fait rire et elle reflète avec une finesse toute relative mes névroses. 



En français, ma présentation donnerait quelque chose comme :

"J'aime apprendre le japonais, la nourriture japonaise, la musique bizarre, lire des livres, écrire, les parfaits au matcha et le nattō. Je suis sarcastique, pas vraiment méchante. CEPENDANT, je ne suis pas intéressée par les animaux et les feux d'artifice et — désolée, mon cœur — je ne cuisine pas.
Ravie de faire ta connaissance !"

Problème : sur la base de quelques photos et lignes de présentation, mentions d'éventuels amis ou intérêts communs, il me faut en moyenne deux secondes pour déterminer jusqu'où l'échange pourra aller. Et neuf fois sur dix, la réponse est : nulle part. 

Le Japonais n'est pas formaté pour comprendre le second degré. Ce qui revient à régulièrement me faire passer pour un monstre, une idiote, voire les deux à la fois. Si j'avais été plus courageuse, j'aurais aussi évoqué mon aversion pour les spectacles de rue d'Asakusa (et notamment pour le type qui peint des planètes à la bombe pendant que sa sono crache un son putassier-grandiloquent) mais j'aurais directement rejoint la catégorie des filles sans cœur. Et je ne suis pas assez forte pour ça.

Ma popularité s'est donc nettement infléchie après l'ajout du passage sur les animaux, les feux d’artifice et la cuisine. Je cherche encore à déterminer ce qui me fait perdre le plus de points. Sans doute mon manque d'intérêt pour les lumières multicolores là-haut dans le ciel. Mais c'était un sujet qui revenait un peu trop souvent au cours des échanges. Ici, le hanabi constitue une part importante de la culture et il n'y a rien de plus romantique que d'inviter son rencard à s'extasier sur la belle bleue... à part l'amener s'extasier sur la belle bleue, à Disneyland.

Mais c'est sûrement une bonne chose : les membres de Tinder lisent les fiches de présentation et aiment les animaux. Aimer les animaux, ça fait forcément de soi une bonne personne. L'utilisateur tokyoïte ira donc au paradis, après avoir savouré les petits plats préparés par sa femme.

Un mystère demeure : pourquoi sur une présentation de trois lignes la moitié d'entre eux ressent-elle le besoin d'indiquer qu'elle aime la bière ? J'avais déjà noté ça avec Noda-sensei, notre professeur de japonais qui, dès le premier cours, avait évoqué sa passion pour le malt fermenté. A l'époque, j'avais pris ça pour une tentative de créer un lien de complicité à peu de frais. Une idée simple et universelle : j'aime-la-bière, biru ga suki desu... Après tout, pourquoi pas ?

Je suis par contre plus circonspecte quand je vois que la moitié des mâles japonais présents sur l'application pose pinte à la main, pouce en l'air pour ceux qui s'interrogent, il s'agit généralement du pouce de l'autre main. Si je comprends assez bien l'intérêt du cliché pris pendant qu'ils déroulent le Powerpoint qui a permis à leur entreprise de sauver le monde ou de devenir numéro un du marché, là, je reste dubitative.

Ainsi, Ryohei à qui j'ai proposé d'aller boire un verre pour nous éviter d'être coincés à table pendant un trop long moment a répondu à mon message par un : Tu aimes la bière ? *Smiley crétin bienheureux*  Moi, j'adore la bière !1 Comme je n'ai pas su quoi dire, j'ai dû reporter le rendez-vous sine die. Dans un pays où la motié de la population souffrirait de difficultés à métaboliser l'alcool, il s'agit probablement d'un gage de virilité. Je regrette que les signes ostentatoires de virilité suscitent en moi au mieux l'indifférence, au pire une sévère présomption de balourderie.

J'espère encore de l'application qu'elle mette sur ma route une personne frappée de névroses compatibles avec les miennes. En attendant, je viens d'y recroiser Takayuki. On s'était rencontrés en avril dernier. Les seules données que j'avais tirées de sa fiche étaient qu'il était beau et qu'il parlait francais. Notre rendez-vous ne m'avait pas apporté beaucoup plus d'éléments, nous n'avions pas grand-chose à nous dire. Le fait est que parfois, la beauté pousse à faire des choix dont la pertinence n'est pas évidente. Nous avons donc convenu de diner ensemble un de ces soirs et nous allons très probablement nous ennuyer.

Peut-être est-il temps de m'initier à la magie du feu d'artifice ? A défaut, je peux essayer de me faire amie avec Lisa qui pourra sûrement me donner quelques petits conseils pour maîtriser l'art du premier degré, parce que la vie est trop courte et que la fumée de cigarette et les gens déprimés, ça craint.


1ビール好きですか?(^^)僕は大好き!

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samedi 18 octobre 2014

Le Japonais est peureux (et il faut vraiment que j'arrête le sake).


Quand on a lu Amélie Nothomb à l’adolescence, on ne peut qu'avoir une vision floue et effrayante de l'étiquette japonaise. Parce qu'il faut repartir sur des bases — supposées moins fantaisistes, Wikipédia dit, lui, que le rei () est un code de courtoisie et de bienveillance dont le but est d'établir une hiérarchie et ainsi de donner une place à chaque membre de la société afin d'établir une paix sociale. 

Je retrouve donc cette fameuse recherche de la paix sociale. Celle qui dans ce pays semble justifier n'importe quel comportement (même potentiellement antisocial). A mon niveau, je ne sais toujours pas comment récupérer la monnaie que l'on me tend dans les magasins. D'ailleurs, je ne suis pas non plus certaine de réceptionner correctement mes achats. Il est sans doute temps de prendre conscience de mon statut de menace pour la société.

Barcelonais expatrié au Pays du Soleil Levant — et pas exactement ravi de l'être — mon ami Francesc me disait qu'avant d'être droit, le Japonais est peureux. Selon lui, l’obéissance aux règles tient plus de la crainte des conséquences de leur non-respect pour lui-même que d'un réel souci d'autrui. Ce soir là, le sake ayant achevé son œuvre, nous n'avons pas été en mesure de pousser plus loin la réflexion : les Japonais étaient peureux, nous étions saouls. 

L'alcool évaporé, il restait un fond de vérité. Et essayer de l'entrapercevoir m'amuse plus que d'aller jouer à Hyppo Gloutons avec la serveuse-soubrette d'un maid café. 

Reprenons : lors de ma première soirée tokyoïte, plus que par les lumières de la ville ou par les efforts de la Japonaise pour être visuellement parfaite, j'ai été frappée par un sentiment de sécurité : sécurité des personnes et des biens parce qu'un porte-feuille oublié là sera retrouvé... là. Cette sensation ne m'a pas quittée même si, comme pour toutes les bonnes choses, j'ai fini par la considérer comme un acquis. Ici, baisser la garde est autorisé. D'ailleurs, une garde, pourquoi faire ? Que ce soit aux yeux du salaryman ou du yakusa, je suis invisible. 

Pour être exacte, le Japonais saoul retrouve la vue mais il n'en perd pas pour autant sa courtoisie. Ainsi, après une soirée à papoter avec des salarymen avinés, mon amie Jihane a aimablement été invitée à passer la nuit avec un sexagénaire qui l'avait couvée du regard quelques heures durant. Faisait-il partie de ceux qui nous avaient montré les photos de leur femme et de leurs enfants ? C'est très probable. Malheureusement, cette fois encore mes souvenirs ont été ternis par l’absorption de quelques verres de trop.

J'ai également été surprise par la docilité du nippon attendant de nuit, à un feu rouge. Cette rigueur m'a parue extraordinaire (dans le sens premier du terme), admirable et ridicule à la fois.L'infantilisation est reposante. Inutile de réfléchir pour savoir si une voiture arrive et si l'on peut traverser devant elle, si oui à quel rythme et pour quelle prise de risque. Non, il faut attendre que l'on nous indique quoi faire, peu importe que les éléments soient ou non en notre faveur. Reste que quelqu'un qui ne se laisse pas la possibilité de traverser au rouge quand la rue est vide ne peut pas avoir de sens critique, me dis-je pleine de mes principes flexibles.

Alors que de mon côté, j'ai tendance à inviter mes élèves à m'appeler par mon prénom et à me tutoyer, je ressens comme une humiliation le fait que le professeur de japonais me salue d'un simple ohayou alors que je dois me fendre en retour d'un ohayou gosaimasu. Parce qu'il est âgé et qu'il est professeur, il se doit d'être moins formel que je ne le serai en retour. Chacun sa place, chacun son rôle.

Et c'est un fait : au Japon, l'étiquette est codifiée jusqu'aux réactions à adopter. Feindre la modestie, toujours feindre la modestie. Ensuite, entre politesse énonciative et politesse référentielle, calcul de l'angle d'inclinaison du buste et de la durée de celle-ci lors des salutations, les codes sont suffisamment pleins d'implicite pour ne pas être complètement assimilables par l'étranger. 

Après tout, la société nippone a mis au ban la caste des Burakumin depuis près de 2000 ans, il n'y a aucune raison d'intégrer un gaijin sur la base de quelques décennies de bons et loyaux services. Et vous ne tromperez personne en portant un kimono, surtout si vous rabattez ses pans dans le mauvais sens, faisant de votre joli habit traditionnel une tenue mortuaire. Le pays est impitoyable : même en tant que macchabée, vous  ne serez pas crédible.

Les faux pas s'accumulent et, à moins que votre maladresse ne rejaillisse directement sur le Japonais qui vous accompagne, il est rare que quiconque daigne vous faire une remarque, sauf peut-être si vous vous mettez à danser dans un bar parce qu'il vous semble évident que ce grand espace vide est une piste de danse. Non, ici, danser dans les bars, c'est interdit.

D'ailleurs, il n'est pas rare que les codes de la bienséance entrent en conflit. Tout en tentant d'accepter qu'ici il vaut mieux renifler que se moucher, on réalise que le client est encouragé à réserver sa table en y déposant ses affaires avant d'aller commander puis à produire des bruits de succion prouvant qu'il apprécie ce qu'il mange. Bruitages vibrants et reniflements ; à mes yeux de petite occidentale, l'atmosphère aura rarement été aussi raffinée.

Parallèlement, en cours de japonais, j'ai vécu ce moment gênant où, comparant les règles de savoir-vivre de nos pays respectifs, je me suis retrouvée en tête des je-m'en-foutistes devant mes camarades indiens, coréens, thaïlandais, russes et chinois : fumer dans la rue, c'est possible ; garder ses chaussures à l'intérieur de la maison, manger et se maquiller dans les transports en commun, OK, c'est sale, mais si le cœur vous en dit... pourquoi pas ?

Je ne comprends pourtant pas que je sois systématiquement celle qui cède sa place dans les transports en commun alors que le wagon reste inerte, indifférent à un regard que je m'applique pourtant à rendre réprobateur.  

Alors parfois, par dépit, je suis tentée de participer à la validation du cliché. Puisqu'on attend de mon comportement qu'il ne soit pas conforme, pourquoi me plier aux règles alors que je peux leur donner la satisfaction de conforter leurs idées reçues ?

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dimanche 12 octobre 2014

... Et un Japonais m'a proposé de l'épouser.

J'ai rencontré Hiroya un beau samedi du mois de mai. Comme deux autres types le même jour, il m'avait sollicitée pour une leçon d'essai — comprendre une heure de français gratuite. Le premier avait passé l'heure à se frotter l'entrejambe en m'expliquant en substance qu'il n'était pas là pour apprendre quoi que ce soit, le deuxième a coupé les ponts après un diner amical resté amical. 

Superhiroya, selon son adresse mail, était le troisième : un physique banal, paraissant plus jeune que ses 45 ans malgré sa chevelure clairsemée. Il semblait évident que cette heure était l'occasion de réviser son français, en se fendant du prix d'un café, avant son séjour en France la semaine suivante. Je ne m'étais pas trompée, il n'avait plus donné signe de vie.

Mais quelques jours en arrière je reçois un mail de sa part. Superhiroya souhaite reprendre un cours, il me tutoie alors que je suis incapable de mettre un visage sur son nom. Après un échange de mails traînant sur une semaine, nous finissons par nous mettre d'accord sur un horaire et un lieu.

Samedi, 10h, Starbucks de la gare JR de Ueno :

Venu à ma rencontre, il s'exclame, joyeux, que ça fait longtemps que l'on ne s'est pas vus. Oui, effectivement, on s'est vus une fois, il y a longtemps. Nous nous installons.

Il n'a pas imprimé l'article que je lui ai envoyé pour servir de base au cours. Non, mais il me parle de mon blog, qu'il a un peu de mal à lire, et évoque mon cursus universitaire. Panthéon-Assas, hein ! il répète d'un air satisfait. Est-ce que je connais une Hélène Machin, diplômée de la même université quelques années avant moi ? Je ne la connaissais pas en mai dernier, et non, je ne l'ai pas rencontrée entre temps.

Et puis, après m'avoir rappelé qu'il a lui-même été chercheur au CNRS et qu'il travaille chez L'Oréal, il enchaîne : 
 
"— Mais tu as quoi comme visa, là ? Visa touristique ?
Non, non, working holiday.
Et donc, tu cherches un Japonais pour te marier."

Flottement, je me sens devenir pivoine. Je plaisante régulièrement sur le sujet mais l'ai-je écrit sur le blog ? Et si oui, cette affirmation a t-elle pu être prise au sérieux ? 

Non, non, je demande juste. 

Je reprends mes esprits et nous embrayons sur le fait que selon lui, les Don Quijote sont peuplés de clients déséquilibrés, potentiellement violents. La construction d'un magasin de la chaîne dans son voisinage va peut-être l'obliger à déménager. Il me montre ensuite le porte-feuille Le Tanneur acheté en soldes au Printemps, lors de son dernier passage à Paris. Une très bonne affaire.

L'heure se poursuit émaillée de questions étranges : Quelle est ma ville de naissance ? J'ai envie de rire, je fais de mon mieux pour rester sérieuse. Veut-il établir mon thème astral ? Va-t-il me demander mon groupe sanguin ? Je le vois sourire, peut-être prend-il mon amusement mal dissimulé comme un signe d'encouragement.

L'heure touchant à sa fin, il revient sur l'objet de notre rencontre. Il m'explique qu'après notre cours, il va s'inscrire dans une agence matrimoniale. Alors : est-ce que je suis célibataire ? Est-ce que je cherche un fiancé japonais ? Parce que lui, il a déjà eu une petite amie française, donc il a appris le français... Et puis bon, sa nièce de 25 ans se marie l'été prochain. Il doit donc se marier avant elle.

Tu as besoin d'un visa et il est temps pour moi de me reproduire. Hiroya, tout francophile qu'il est, a sans doute fait sienne la philosophie d'un Jean-Claude Dusse ; sur un malentendu, ça peut marcher.

Ayant vu venir la chose, je m'entends essayer de le raisonner à coups de platitudes : choisir quelqu'un par défaut, c'est terriblement pragmatique et puis, ça ne devrait pas être une compétition entre lui et sa nièce, hein. Nous touchons le fond du cliché à l'échange de cette dernière réplique :

— Mais... c'est triste, non ? 
— Oui, mais c'est la vie.

Il a 45 ans, il n'a plus le temps et puis de toute façon, il a déjà payé l'agence. Mais, si je finis par chercher un fiancé japonais, il ne faut pas que j'hésite à le contacter. Je reste poliment sur ma ligne du non-mais-quand-même-je-te-trouve-un-peu-pragmatique et l'heure révolue, je m'excuse : j'ai un cours à l'autre bout de la ville. Cette fois-ci, il me paye. Je m'entends formuler un Bonne chance, enfin je crois... Il me serre la main : A la prochaine... Nous nous séparons. 

Je raconte l'anecdote à Haruka, l'élève que je retrouve ensuite à Shibuya. Surprise et choquée, elle me demande de ne pas croire que ce genre de choses est courant. Selon elle, je suis juste tombée sur un désaxé.

Je ne sais pas vraiment quoi en penser. Je ne suis pas dupe, les intentions de ceux que je rencontre dans le cadre de mes cours ne sont pas toujours innocentes. Je l'ai su dès le début. Alors qu'en Australie, la proportion hommes/femmes parmi mes élèves était équivalente, au Japon, une autre tendance s'est très rapidement dessinée : mon étudiant-type est un homme célibataire âgé de 45 à 60 ans. Par ailleurs, sur la quarantaine de personnes que j'ai rencontrée, je compte seulement dix femmes. Et pour en avoir discuté avec W., quinquagénaire lui-même inscrit dans une agence matrimoniale, je sais que la pression de la société associée à une imposition désavantageuse incite les célibataires longue durée à trouver une moitié, quitte à ne pas être trop regardant.

Reste que ma première demande en mariage s'est faite au Starbucks et que j'ai été payée 3000¥ pour refuser d'épouser un quasi-inconnu. Époux/se potentiel/le, sache-le, Superhiroya vient de placer la barre très haut.

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vendredi 3 octobre 2014

Récit : 12 heures à (éviter) Ginza

Une marque japonaise portée par une aspiration au raffinement et un manque certain d'imagination verra son nom composé d'un Ginza accolé à sa spécialité indiquée en français. Parce que le quartier a été temple du luxe et que Ginza Gâteau, c'est chic.

Aujourd’hui, les enseignes inabordables partagent l’espace avec H&M, Uniqlo et consorts. Ginza, c'est donc l'équivalent de nos Champs Élysées — et il ne me serait jamais venu à l’idée de passer 12 heures sur les Champs Élysées. Une infinité de boutiques inaccessibles au commun des mortels et une dizaine de depatō (grands magasins) agencés dans une architecture à la qui aura la plus grosse et la plus tordue. La compétition est acharnée et elle me laisse de marbre. Pourtant, si je veux parler des principaux quartiers de Tokyo, n'importe quel guide me le rappellera : je n'ai pas le droit de faire l'impasse.

Il est 5h50 quand je me lève. Déjà trop tard pour espérer visiter les fameuses enchères de thon du quartier de Tsukiji, voisin de Ginza. Ce sera pour une autre fois, une fois où je ne prévois pas de passer 12 heures à piétiner.

7h10, j’arrive à Tsukiji. Le ciel est clair, la rue est vide, la ville m'appartient. Mon excitation est rapidement tempérée par un Français tapant dans ses mains en criant à ses camarades : allez, on y va ! Avec un enthousiasme modéré, le petit groupe se met en marche dans le sens opposé au mien. Je réalise que je ne sais pas vraiment où je vais mais croiser un nouveau groupe, appareil photo en bandoulière et regard dans le vague, me rassure. 

7h30, j'arrive devant ce que j'imagine être l'entrée principale du marché. Quelques panneaux d'interdiction. Du texte en anglais, sobre : 

 A drunk no drunk

Je ricane.

J'avais questionné Nobu, un de mes élèves, sur la hiérarchie qui peut exister entre les métiers liés au commerce de la viande (généralement réservés à la caste des Burakumin) et ceux liés à celui du poisson. Il apparaissait que le problème avec la viande, c'est tout ce sang. Reste l'exception du bœuf de Kobe, massé au sake et bercé de musique classique. Pouvant atteindre les 300€/le kilo, selon Nobu, il est peu probable que les Burakumin gèrent le business.  Mais travailler dans le poisson reste moins dégradant. Après tout, le Japon est un archipel. Marginaliser les personnes vivant de ce commerce reviendrait à bannir une partie plus que conséquente de la population.

Au distributeur de boissons instantanées, j'opte pour l'un des deux thés verts. Il est surement meilleur que l'autre parce qu'il y a un oiseau et des fleurs dessinés sur l'image associée. Je me retrouve avec une boisson à la prune, chaude et salée. Comme cette chose n'a de raison d'exister que si elle me fait gagner quelques heures d'espérance de vie, je finis mon gobelet. Cul sec.



Devant moi, des entrepôts, morts.

A 7h52, ça se confirme : je suis dans un film de zombies. Mais il fait beau et la température est douce, alors pourquoi pas ? Je ne croise que quelques personnes qui ne me prêtent aucune attention. L'aspect touristique de l'endroit n'est pas évident. Par contre, le fait de déambuler parmi ces entrepôts fantôme est assez extraordinaire. Je furette au milieu de ce que j'imagine être l'espace réservé aux enchères. Tsukiji se montre nettement plus amusant que ce que j'en attendais.


9h20, un carton m'indique qu'aujourd'hui le marché est fermé. Ainsi donc, ami touriste, si tu as fantaisie d'assister aux enchères de Tsukiji, jette d'abord un œil à ton calendrier. Parce que même au Japon, tu trouveras des je-m’en-foutistes qui profitent du dimanche pour déserter leur lieu de travail.

9h40, en chemin vers Ginza, je tombe sur le marché du quartier. Les touristes s'y bousculent, soit pour se gaver d'échantillons de micro-sardines grillées, soit pour se photographier en train de gober des huîtres de la taille d'un steak.  

Quelques bancs et distributeurs de boissons circonscrivent un espace désigné comme lounge. Je n'ai qu'une très vague idée de ce que le mot peut signifier mais je découvre qu'une sexagénaire y a pour fonction pour corriger les erreurs de tri de touristes perdus entre déchets combustibles et incombustibles. Je lui demande si je peux la prendre en photo. Son regard perplexe me dit que la combinaison de mots sortis de ma bouche n'a pas de sens. J'insiste, je veux la prendre en photo, elle. Elle finit par décliner poliment. Je réalise que je ne vois pas quelle bonne raison elle aurait eu d'accepter. Je me fends d'une courbette, m'excuse et repars.

10h25, je passe devant le musée du pachinko, c'est du moins ce qu'en dit la devanture. Il y serait possible d'expérimenter le vrai Japon. Le vrai Japon est donc celui des jeux d'argent hypnotisants et assourdissants. 

Il s'agit en fait d'un pachinko classique, plutôt vide. Une jeune femme s'approche de moi et me demande en anglais si je veux jouer.  L'espace est suffisamment bruyant pour qu'elle ait pu me dire, au choix : Do you want to play? ou Do you want to pay? Quelle que soit la question, non, je n'en n'ai pas envie. Je repars. Ni plus riche, ni plus pauvre. Il est par contre probable que j’ai perdu quelques points sur mon audiogramme.

10h30, je fais partie des premiers clients à pénétrer le très chic depatō Mitsukoshi. Même s'il est évident à notre pas décidé, qu’une bonne partie d’entre nous se dirige vers les toilettes, les vendeuses tirées à quatre épingles s'inclinent très respectueusement, par vagues, sur notre passage. Il serait tentant de leur expliquer que je viens juste assouvir des besoins plus primaires encore que des achats compulsifs, parce que je n’aime pas les toilettes à la turque que je risque de trouver dans le métro, qu'en plus il y aura la queue et qu'enfin s'il me vient à l'idée d'acheter du maquillage, ce sera plutôt chez Don Quijote, pour un prix quatre fois inférieur à ce qu'elles peuvent me proposer. Mais l’idée s'avère trop complexe pour mon japonais sommaire et elles sont très nombreuses. Je me contente donc de poursuivre ma route en fixant mes chaussures, la bouche tordue par un sourire pincé.

Il est 11h15 quand je retrouve Kazuya pour notre cours de français. Comme il est parfaitement bilingue, nous passons toujours une partie de l'heure à discuter des différences culturelles entre la France et le Japon. Aujourd'hui, nous  parlons des nomikai (les beuveries entre collègues) et de la nécessité pour les salarymen de maîtriser leur discours même lorsqu'ils sont ivres. J'évoque également l'impossibilité pour le gaijin d'être complètement intégré à la société japonaise, même après plusieurs décennies sur place. Kazuya est jeune, polyglotte et a vécu à l'étranger mais il n'en n'est pas plus ému que  ça. Il ne cherche même pas à me contredire. C'est une île, les mentalités sont... insulaires. 

13h14, je prends place sur l'un des dix sièges d'un bouiboui encastré sous les rails de la ligne JR. Les trois cuisiniers s'activent face à nous. Ma soupe de soba aux algues est simple mais, sans surprise, très bonne. Le moment pourrait être parfait si, en réponse à mon gochiso sama deshita ! (c'était un délice !) plein d'entrain, je n'avais reçu qu'un oui, oui blasé.


Il est 14h26 quand je réalise que je n'ai pas la moindre idée de comment occuper les cinq heures à venir. Ma seule option semble être d'errer d'un centre commercial à l'autre. La perspective m'angoisse un peu. 

Parce qu'il est possible d'y boire un café glacé et de recharger mon portable en écoutant There is a light that never goes out des Smiths  le tout pour 100¥, soit 0,72€ —,  je vais réfléchir à mon futur immédiat au MacDonald´s.

Je branche mon téléphone et vais passer commande en laissant mes affaires sur la table. Désireuse d'apporter un tournant dramatique à mon récit, j'étale mes affaires avec soin : sac, portable, appareil photo et porte-feuille. Pour voir. A mon retour, rien n'a bougé. Les rebondissements attendront. Mieux que légendaire, la sécurité du Japon est une réalité addictive.

Je repars le cœur léger, sans plus d'idées sur comment occuper les heures à venir... mais je suis à Yūrakuchō et l'ambiance me paraît infiniment plus douce qu'à Ginza même. Jsuis en robe, il fait beau et les gens mangent des glaces. 

16h20, j'essaye de détourner ma trajectoire mais ça ne marche pas. je me fais alpaguer par une équipe de l'émission Tokoro-san no Nippon no Deban! qui sera diffusée sur TBS courant octobre. L'interprète est un peu choquée que je ne sache pas qui est ce brave Monsieur Tokoro. Pour me mettre dans sa poche, elle me dit que je présente bien et que j'ai le style d'une Japonaise. Il ne m'en faut pas plus. Elle me demande ce qui m'a agréablement surprise à mon arrivée au Japon. Prise au dépourvu, je ne sais pas quoi répondre, je finis par leur parler des love hotels, du Don Quijote, du franponais et des kogaru. Je sens que ça ne fait pas leur affaire. Finalement, ils veulent me faire parler des automates permettant de commander dans certains izakaya. Je me prête volontiers au jeu. Je préfère raconter moi-même des conneries plutôt qu'ils se chargent d'un doublage douteux. Pour rendre le récit plus séduisant, je dois dire que je ne savais pas comment utiliser ces merveilles technologiques mais qu'heureusement mon ami Japonais — imaginaire — m'a aidée, que d'ailleurs la nourriture et les boissons étaient fantastiques et que ii ne ! — Pouce en l'air (et sourire forcé).

  
Ils sont contents et ma nouvelle amie me félicite pour mes talents d'actrice. Je les prends en photo, on se fait des courbettes d'adieu et le producteur me file son mail pour que je lui envoie des photos de cette soirée qui n'a jamais eu lieu. 

Perturbée par cette demande, je me perds. J'atterris dans le quartier de Shimbashi. Plus je déambule, moins les dimensions de Tokyo me paraissent impressionnantes. Il est 16h45, le soleil est déjà bas. Je reviens sur mes pas. En traversant au feu rouge, je réalise que je me mords la lèvre et que je baisse les yeux pour montrer aux piétons me faisant face que, même si je suis une gaijin mal éduquée, je m'en veux un peu... ce qui doit fort probablement renforcer leur envie de me coller une baffe. Par chance, ils sont bien trop polis pour ça.

En étant parvenue jusque-là à éviter l'étape shopping, je finis tout de même par me faire happer par le gigantesque complexe Loft/Muji de Yōrakuchō. Un homme d'une trentaine d'années est en charge de dire bienvenue et merci et au revoir à tous ceux qui passent la porte. Sur une minute, je compte neuf arigatou gosaimashita et environ le double d'irasshaimase, ce qui nous fait une salutation — de six syllabes ou plus — toutes les deux secondes. Soit autour de 1800 salutations par heure. Je pourrais calculer la même chose pour une journée  mais je ne connais ni les horaires ni le détail de l'emploi du temps de ce monsieur. Quoi qu'il en soit, il m'est difficile de ne pas être impressionnée — et compatissante.
 
Muji Yōrakuchō

Arrivée à l'étage, je sens le sol vibrer avec intensité. J'ouvre de grands yeux inquiets : est-ce un tremblement de terre ou la proximité de la ligne JR ? Le reste de la clientèle ne daigne même pas lever le nez : proximité de la ligne JR.

17h45, assise sur le banc devant Muji, je mange les guimauves fourrées à la crème de marron que je viens d'acheter. Un air de cornemuse en fond sonore pour plus d'exotisme, le moment est parfait. Mon avis ne semble pas partagé par les clients qui me jettent des regards pleins d'une incompréhension mâtinée de pitié.


18h08, mes guimauves finies, je quitte le complexe. Dehors, il fait complètement nuit. Les enseignes lumineuses brillent et les grillons craquettent. Je traîne encore un moment sans but au milieu d'une foule compacte puis repars, réconciliée avec un quartier que j'avais un peu trop vite condamné. Alors oui, Ginza a un côté grande coquille vide mais il suffit de marcher quelques minutes pour tomber sur Tsukiji, Yōrakuchō, Shimbashi ou Marunouchi. Et c'est ce qu'il y a de mieux dans ce quartier : ses voisins.


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