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lundi 11 décembre 2017

Poupées de son : Tokyo Idols de Kyoko Miyake, chronique et mini-interview de la réalisatrice

Rio à Akihabara (images : Tokyo Idols)
Rio à Akihabara (images : Tokyo Idols)
Présenté à Sundance en 2017, Tokyo Idols parle de jeunes filles ambitieuses et de vieux messieurs perdus, incapables de se tenir debout au cœur d’une économie chancelante. Le documentaire de Kyoko Miyake (My Atomic Aunt, Brakeless...) évoque une société en crise marquée par l’inaptitude de nombreux Japonais à tenir le rôle rigide de mâle que la norme a dessiné pour eux.

Les idoles au Japon sont pour la plupart de mignonnes adolescentes sans talent particulier. Que ce soit via des clips vidéo, des sitcoms, des plateaux télé, des magazines et des publicités, ces dernières cannibalisent le paysage médiatique et font rêver le pays. Pas toujours sorties de l'enfance, elles sont propulsées au cœur d'une industrie musicale à la recherche de girls next door ni trop jolies, ni trop talentueuses (le public veut les voir évoluer et se sentir impliqué dans leur évolution). Elles font leur début dans des parcs ou devant des magasins, partageant avec entrain leur pop sucrée. Devenues familières et portées par un public fervent (dans le sens le plus strict du terme), elles vendent. Bientôt associées à des marques de grande consommation, elles font vendre… avant d’être éclipsées par une nouvelle génération. Si la centaine de membres d’AKB48 sont présentées comme les idoles de la nation, les agences de talents se livrent à une compétition sans merci pour développer des concepts propices à attirer et à capter le public. Idoles endettées, en (supposé) surpoids, octogénaires ou (prétendument) polygames… si la plupart de ces concepts absurdes font long feu, certains s'institutionnalisent. Le documentaire de Kyoko Miyake précise que l'archipel en compterait 10 000 et que les revenus générés par ces enfants s’élèveraient à un milliard (de dollars ?) par an.





« En tant qu’idoles, nous avons une date d’expiration. Je n’ai jamais vraiment voulu être une idole. C’est un entraînement, mon vrai rêve c’est de devenir chanteuse. » (Rio)


Le film suit Rio Hiiragi entre ses 19 et 22 ans alors qu'elle tente de percer dans l'industrie de la pop nipponne. Autour d’elle, Kouji, la quarantaine, fan de la première heure, fidèle, fervent, ainsi que d’autres idoles (toujours plus jeunes) et d’autres fans (toujours plus perdus). Déroulant ses portraits sensibles, Kyoko Miyake présente la complexité du lien entre l’idole et ses fans.

« Ce n’est pas une mode, c’est une religion »

Kouji qui déclare dès l’introduction n’avoir jamais été passionné à ce point par quoi que ce soit d’autre, le dit. Il est le meneur des brothers, le fanclub de Rio. Ses membres se retrouvent dans un box de karaoké pour répéter leurs chorégraphies. Ils ne sont pas toujours en rythme, mais la ferveur est là. Chez eux, on dépense, on se dépense ; on investit dans l’idole comme dans une divinité à laquelle on adresse ses prières.

« Elle est comme un miroir. Un miroir cher. Je me compare à elle. » (Kouji)


Les fans se sentent investis d'une mission : ils accompagnent l'idole dans la poursuite de ses rêves de gloire. En soutenant l’idole, ses fans prennent une revanche sur leurs propres échecs.


Image tirée de Tokyo Idols
Tokyo Idols (image tirée du film)

« Si elles étaient plus vieilles, elles ne m’intéressaient pas. » (un fan d’Amore Carina)

Certains des fans interviewés assument des prises de position problématiques pour qui considère les femmes autrement que comme de jolis objets. Ainsi, un supporter d’Amu (14 ans) avoue ressentir quelque chose qui s’apparente à des sentiments amoureux ; tandis qu’un fan d’Amore Carina explique que ces filles font vendre parce qu’elles ne sont pas encore développées. À l’adresse de celles et ceux qui voudraient avoir mal compris son message, il confirme : « Si elles étaient plus vieilles, elles ne m’intéressaient pas ».

Le documentaire atténue le choc en cherchant des justifications auprès d’experts : ces hommes souffrent d'une incapacité chronique à communiquer avec l’autre sexe. Le fan un peu obsessif, un peu marginal — alias l'otaku — craint que ces jeunes filles fragiles ne deviennent des femmes fortes, susceptibles de lui tenir tête et de le renvoyer à sa condition de loser. Ainsi, l’idole ne doit pas être menaçante ; elle se doit de maintenir ses admirateurs dans leur position de supériorité. Certains le relèvent : parce qu’une vraie relation demanderait trop d’efforts, le fan se tourne vers des enfants en espérant retrouver l'innocence perdue (ou rêvée ?). L’idole panse les plaies de ses fans meurtris.

Mitacchi, la soixantaine bien entamée, s’est amouraché de Yuka, serveuse/idole dégingandée de 22 printemps. En racontant leur rencontre, il est dans la retenue, très factuel. Il se souvient de chaque détail comme s’il se remémorait un coup de foudre réciproque. Sobrement, le sexagénaire relit à haute voix les petits mots de sa belle. Les messages de Yuka sont gentils et parfois clairement tendancieux : « (...) S’il te plaît reste toujours auprès de moi, mon très cher Mitacchi (...) aimer et être aimé en retour (...), personne ne te remplace mon cher Mitacchi. ». « Elle m’a écrit ça », confirme le sexagénaire dans une grande inspiration et un hochement de tête satisfaits.

De son côté, Yuka explique avoir rejoint le groupe P.idl pour gagner confiance en elle. Elle aime les challenges, elle aime être exigeante avec elle même, elle voulait devenir mannequin et a été élue Miss Campus (ses doigts filiformes se posent sur sa poitrine). Son flot est robotique. « Mon chien m’a toujours adorée, mais je ne suis pas habituée à ce degré d’adoration de la part des hommes. »

Girl Power

 

Malgré tout, Kyoko Miyake choisit de poser son fil conducteur sur une success-story, celle de Rio qui chemine d’idole underground sur le point d’être remisée du fait de son trop grand âge (21 ans) à celui d’artiste s’émancipant de son étiquette d’idole.

Le sujet est léger, le phénomène marginal, mais Tokyo Idols captive. Seul bémol : ne pas donner un meilleur accès aux coulisses. J'attendais des réponses plus claires à mes questions : qui tire les ficelles, qui sont les managers, les producteurs et quel est le degré d’indépendance des idoles dites indé ? Et puisque le père semble presque toujours effacé du tableau, j’aurais également aimé que Kyoko Miyake pousse plus loin l'échange avec les mères des idoles, notamment celles de Yuzu (Amore Carina) et d’Amu (Harajuku Story), respectivement âgées de 10 et 14 ans. L'empathie semble empêcher la réalisatrice de poser les questions qui fâchent. Malgré tout, les thèmes abordés (l'ambition, le sentiment de déclassement, le sexisme (plus ou moins) ordinaire, les rapports de force insidieux) résonnent.

Mini-interview de Kyoko Miyake :




Kyoko Miyake (source : Twitter)
Kyoko Miyake, réalisatrice de Tokyo Idols (source : Twitter)
Votre documentaire m’a donné l’impression qu’il y avait une face positive de l’idole (Rio, que l’on voit comme indépendante, déterminée et mature) et une face plus malsaine (parmi les filles plus jeunes ou moins réfléchies, victimes potentielles d’un public borderline). Qu’en pensez-vous ?
Je voulais saisir la résilience de Rio. Pour moi, elle représente les femmes qui parviennent à dépasser les limitations que la société leur imposent. Donc, je voulais rendre hommage à sa force, sans pour autant cautionner le contexte, à savoir une société sexiste.

Ceux qui s’intéressent à l’univers des idoles japonaises relèvent l’interdépendance entre l’idole et ses fans. Selon vous, où se situe le rapport de force, et pour quelles raisons ?
Comme vous le soulignez, il y a interdépendance, donc il est presque impossible de situer le rapport de force. Toutefois, je dirais que dans un contexte large, les fans ont le pouvoir dans la mesure où ils jugent et sélectionnent les filles selon leurs préférences (que ce soit parmi les mastodontes tels que AKB48 ou parmi les idoles indépendantes, les concours et élections sont monnaie courante afin de déterminer et de mettre en avant les filles les plus populaires, NDLR). Mais dans un contexte plus étroit, disons dans les relations interpersonnelles, l’idole peut dominer et avoir un pouvoir énorme sur ses fans qui sont extatiques si la fille leur montre de l’intérêt ou leur donne l’impression de flirter avec eux et dépriment s’il leur semble avoir été mis sur la touche par leur idole.

Avant de regarder Tokyo Idols, je me demandais qui pouvaient être les parents des idoles, qu’est-ce qui pouvait décider un parent à envoyer une enfant de dix ans divertir un public d’hommes (parfois en âge d’être leur grand-père) ? Pensez-vous qu’il y ait un socle commun (artistique ou autre) entre eux ?
Ce que j’ai vu chez beaucoup de parents (le plus souvent chez les mères) c’est qu’ils savent ce qu’il advient lorsque la jeune fille quitte l’enfance/l’adolescence. Donc, ils encouragent volontiers leurs filles à profiter du pouvoir et des privilèges liés à cette période tant qu’elle dure.

Pourquoi terminer le documentaire sur la « promotion » de Rio en tant qu’artiste/chanteuse ? Ne craignez-vous pas que cela légitime les aspects les plus sombres de l’industrie ?
Comme je l’ai dit plus tôt, je voulais montrer les difficultés que Rio doit surmonter, ainsi que ses efforts pour devenir plus forte et pour rencontrer le succès malgré les limitations que lui imposent la société. Je ne vis plus au Japon, je n’ai donc plus à faire face au sexisme et à la misogynie ordinaire nipponne, mais je ne voulais pas minimiser les épreuves que Rio et beaucoup d’autres filles doivent affronter pour survivre et réaliser leurs rêves au Japon.

Tokyo Idols sera diffusé prochainement sur Arte et bientôt disponible sur Netflix (dates à confirmer).

Site de Kyoko Miyake : https://kyokomiyake.com/
Twitter de Kyoko Miyake : https://twitter.com/kyokomiyake
Twitter de Rio Hiiragi : https://twitter.com/HiiragiRio



Affiche de Tokyo Idols
Affiche de Tokyo Idols




vendredi 14 novembre 2014

Parents, votre prochain cauchemar s'appelle Yōkai Watch.

Pour Noël, ma tante, fervente téléspectatrice des programmes de M6, m'a demandé de lui ramener une poupée Fuchiko. Internet m'apprend qu'il s'agit de ces figurines qui sont amusantes parce qu'elles sont mises en scène dans positions différentes et qu'elles sont toutes petites. Alors on les pose sur le rebord du verre et on passe un bon moment. Pour finir de me convaincre, Google me renvoie vers un replay de 100% Mag expliquant que les Japonais en sont fous. 

Je suis toujours un peu surprise par le traitement de l'actualité nippone par les médias français. Comment se débrouillent-ils pour être si subtilement à côté de la plaque ? Le moindre tremblement de terre représente un évènement majeur, alors qu'à mon niveau je ne peux relever qu'un peu de thé renversé sur la table. De la même façon, chaque typhon est filmé à grand renfort de parapluies cassés et de jupes qui se soulèvent. Pourtant Tokyo est généralement épargné et jusque-là, les trombes d'eau n'ont pas changé quoi que ce soit à mon quotidien. Tant pis si nos proches s'inquiètent ;  considérons qu'avec mes pieds humides, je suis une miraculée.

Donc si on la trouve un peu partout, Fuchiko n'est pas la dernière lubie nippone. Je salue par contre le ou la responsable presse du distributeur qui a très bien vendu sa petite histoire.  

Peut-être pas aussi charmante qu'une figurine assise sur le rebord du verre, la dernière obsession locale, c'est Yōkai Watch. Une franchise. Une impressionnante franchise associant notamment le fabricant de jouets Bandai et l'éditeur de jeux vidéo Level-5, lancée en 2011 mais massivement popularisée depuis le début de l'année avec la diffusion télévisée du dessin animé et le lancement du jeu sur 3DS.  

Yōkai Watch repose sur l'association du fantasme universel de la montre magique — depuis le visiophone de la nièce de l'inspecteur Gadget jusqu'à l'Apple Watch — et le pillage de la franchise à succès de la décennie précédente : Pokémon.

Les yōkai, fantômes du folklore japonais, sont donc la nouvelle génération de créatures mignonnes qui obsèdent ces chères têtes brunes. La montre susmentionnée permet d'entrer en contact avec eux pour résoudre les problèmes que les plus malveillants causeraient. La principale différence avec Pokémon, c'est que ce sont leurs messages écoutables en insérant une médaille dans la montre qu'il va maintenant falloir collectionner. 



La montre existe en deux couleurs, chaque modèle n'est compatible qu'avec un certain nombre de médailles. Les deux ont en commun d'être ridiculement trop grandes pour le poignet d'un enfant. Mais peu importe, après s'être écoulées en un temps record provoquant des files d'attentes inimaginables, les montres sont aujourd'hui encore en rupture de stock. Ainsi, en août dernier, et alors que le marché n'est pour le moment limité qu'au Japon, le PDG de Bandai déclarait prévoir la fabrication de deux millions de nouvelles montres et 100 millions de médailles d'ici la fin de l'année.

Partout, le thème a remplacé celui de Frozen. Afin de briller lors de ma prochaine soirée karaoké, j'ai ressenti le besoin d'en étudier les paroles. Il évoque notamment le fait qu'ingérer des poivrons induiraient la déjection de scelles malodorantes. Je ne saurais dire s'il s'agit d'une réalité scientifique, j'ai néanmoins remarqué que la version diffusée chez Macdonald's a été allégée de ce passage.

Parce que oui : Yo deru yo deru yo deru yo deru, Yōkai deruken derarenken !
 
Une montre magique, plusieurs centaines de médailles à collectionner, un jeu vidéo, un manga, une série animée, un long métrage à venir, des produits dérivés à la pelle, le tout servi par un hymne entêtant avec chorégraphie simpliste... Combien de temps avant que l'épidémie ne se propage en France ? 

Mais ce qu'il y a de perturbant avec Yōkai Watch, ce n'est pas tant son succès colossal que le fait que, bien que ciblant des consommateurs âgés d'une dizaine d'années, elle obsède également de nombreux adultes.

Dans le quartier geek d'Akihabara, sur les machines permettant de gagner des médailles inédites, je n'ai vu que des adultes, des vieux adultes. Ils se relayaient patiemment, reprenant docilement leur place dans la file après avoir perdu. J'ai eu beau essayer de me convaincre qu'ils étaient mieux dans ce petit couloir sombre avec leur classeur à médailles sous le bras plutôt qu'au PMU, j'ai ressenti un malaise similaire.  

Kouji, quadragénaire bonhomme fan de Lady Gaga, à qui je demande de tenir son journal en français m'a lui aussi raconté ses aventures à Akihabara. En résumé, s'il ne s'est pas encore acheté la montre ce qui, selon mes estimations, ne saurait tarder une fois qu'elles seront de nouveau en rayon, il a pris plaisir à faire la queue plusieurs heures pour acheter le gadget qu'il a ensuite revendu à l'une de ses collègues, après avoir organisé un tirage au sort parmi les heureux parents de son service. Le plus gênant était sans doute sa conclusion : ayant reçu une lettre de remerciement du fils de la gagnante, il a estimé que c'était la première fois de sa vie qu'il s'était senti utile.

D'ailleurs, que racontent les esprits ? Kouji n'a pas été en mesure de me le dire. Reste qu'à titre de comparaison, une planche de ouija ne coûterait aux familles qu'une vingtaine d'euros. Elle serait plus respectueuse de l'environnement, pourrait être transmise de génération en génération et offrirait une liberté de communication que la montre Yōkai ne peut offrir. Non vraiment, le spiritisme, c'est plus ce que c'était.

Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !

dimanche 28 septembre 2014

Le Japonais est-il mauvais en société ?

« Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. Une fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l’idée reçue de prendre le contre-pied des idées reçues, mathématiquement, les chances sont les mêmes pour tous et que de temps gagné. Se fier aux apparences, confondre sciemment le décor avec la pièce, ne jamais se fier aux apparences, confondre sciemment le décor avec la pièce, ne jamais s’inquiéter de comprendre, être là dasein  — et tout vous sera donné par surcroît. Enfin un peu… » Chris Marker1

Une des choses rapidement perturbantes ici, c'est ce flottement entre le poids d’une solitude bien réelle et le souci, fait priorité, de garantir l'harmonie du groupe.  

Le Nippon ne reçoit pas chez lui et, par souci de faire primer le tatemae (le consensus de façade) sur l'honne (les véritables opinions et désirs)2, limite la plupart du temps sa conversation à des sujets balisés. Ai-je pour autant le droit de proférer qu’il est moins bon en relations interpersonnelles que le ressortissant d'un autre pays ? Tentant mais facile, trop. Puisqu'il faut faire avec le cliché, je dois au moins essayer de le détricoter.

Si sabishii (solitaire, isolé) est l'un des premiers adjectifs que les  méthodes de japonais jugent utiles d'enseigner, je connais peu de mégapoles dont on vante la convivialité. La grande ville est synonyme d’anonymat, il n'y a rien de très japonais là-dedans. Par contre, l’une des spécificités du pays du Soleil-Levant est que, qu'il s'agisse de solitude ou de n'importe quoi d'autre, les solutions  — parfois effrayantes à les regarder d'un œil occidental abondent. L’isolement y est donc un peu plus mis en scène qu'ailleurs, notamment par le développement d’une offre de services visant à le tromper : déclinaison sans fin de cafés-concepts étranges, location d'amis, relations virtuelles de toutes sortes, etc.

On invite l'otaku à la simulation de relations sentimentales sur Nintendo DS3, et lorsqu'il évoque le fait que ces liens virtuels le dispense de chercher un(e) partenaire en trois dimensions, la boucle est bouclée. Il en va de même pour les office lady préférant la compagnie de jeunes hôtes aussi maquillés qu’inoffensifs à une relation qu'elles craignent trop contraignante. Plus surprenant encore, j'ai pu constater que si les sans abris de mon quartier se connaissent tous, ce n'est pas pour autant qu'ils vont traîner ensemble. Tout au plus se saluent-ils en se retrouvant le matin au Macdonald's. Ils s'assoient ensuite chacun à leur table puis passent le reste de la journée à vivre en parallèle les uns des autres. Au Japon, la solitude est mieux qu’acceptable, elle est choisie et revendiquée.

Moi-même, il est possible que je m'y retrouve. Depuis mon arrivée, je n'ai plus aucun problème à aller seule au restaurant. Jusque-là, l'idée m'aurait parue idiote mais le restaurant japonais est pensé pour les gens seuls : on y mange alignés, face au cuisinier ou à la fenêtre. Faire la conversation n'est pas requis et je réalise à quel point c'est appréciable même si mon éducation m'a appris que le repas est un moment d'échange — peu importe, à la limite, le contenu de l'assiette.

Alors le Français est-il meilleur en société ? La question me paraît d'autant plus difficile qu'étant ici sans attache, je rêve parfois de devenir ermite urbaine. Le concept reste à préciser mais il me semble qu'observer les gens en limitant mes interactions avec eux au minimum pourrait très bien me rendre heureuse. Si l'être humain est un animal social, les soirées avec mes semblables m'embrument. Et les lendemains sont pénibles. Plus japonaise qu'un Japonais, je deviens une asociale qui ne tient pas l'alcool.

Peut-être faut-il alors revoir le prisme au travers duquel je considère cette maladresse. La différence majeure entre les sociétés française et japonaise est que la première repose sur la recherche de l'épanouissement individuel tandis que la seconde a pour objectif la préservation de l'équilibre du groupe. De fait, ce que j'analyse comme une faiblesse sera perçu en terre nippone comme une vertu. Il est d'ailleurs assez ironique que la société où la recherche de la convivialité est la plus forte est aussi la plus individualiste. 

Et parce que le paradoxe est de rigueur, le Japon est aussi la patrie du karaoke. Et je ne connais que peu d’expériences plus intimes que de chanter faux, en cœur, un Call Me Maybe ou un Baby, One More Time. De plus, Tokyo compte un nombre incalculable de restaurants, de bars et d’izakaya ne pouvant accueillir plus d'une dizaine de personnes. On y est saisi par l'impression improbable dans une ville de cette dimension que ce sont les proches du patron qui font tourner son commerce. Et si les réunions nocturnes des salarymen relèvent la plupart du temps de l'obligation de ne pas décevoir leur supérieur, elles se font consciencieuses beuveries, amenant une clientèle devenue étrangement joviale à repartir en titubant — plus ou moins joyeusement selon le degré d’alcoolisation de chacun. 

Finalement, la vraie question est celle de la corrélation entre l'harmonie de la société nippone et l'isolement d'une partie de ses membres. Je ne suis pas certaine que mon nouveau et bref statut d'ermite tokyoïte me suffira à en saisir toute la complexité. がんばります4

Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !
 
1Chris Marker, Le dépays, Editions Herscher, 1982 cité dans Le Goût de Tokyo, textes choisi et présentés par Michaël Ferrier, Mercure de France, collection Le Petit Mercure p.118., 2008

Always in love… 365days
Feel this love every day and night
You can see the endless lovestory.. LOVEPLUS”


4Ganbarimasu ! (頑張ります), en français : « Je vais faire de mon mieux ! »

mardi 16 septembre 2014

Récit : 12 heures dans l'Electric Town d'Akihabara

Incitation au divertissement criard, Akihabara représente par certains aspects le pire de la culture japonaise. Son Electric Town, c'est d'abord la Chuo-dori le long de laquelle s'enchainent plusieurs centaines de magasins d'électronique, une dizaine d'immenses game centers et plusieurs dizaines de maid cafés et autres cafés à chats, ninjas, catins-câlins, etc. Les déclinaisons semblent sans fin. On arrive intrigué et si l'amusement cède parfois le pas à la désolation, on repart avec des figurines pour lesquelles s'est révélé un réel besoin. Ayant perdu tout recul, j'ai fini par sincèrement aimer l'endroit.

Don Quijote Akihabara, 7h27

Il est 6h20 quand je quitte Asakusa. Les poubelles et une poignée de piétons sont dans la rue. Seuls les konbini et le Don Quijote fonctionnent. J'aime ce moment de plein jour un peu mort et ça tombe bien, j'ai 45 minutes de marche devant moi pour en profiter.

7h04, le long des rails de la ligne Yamanote qui relie Ueno et Akihabara, je devance une jeune femme souffrant de rachitisme. C'est une des premières choses qui m'ont frappée au Japon : le nombre de personnes, généralement âgées, ayant les jambes arquées. Je n'ai trouvé que peu d'articles sur le sujet, alors qu'ici le problème est courant, voire banal.

7h10, j'arrive à la station JR d'Akihabara. Sans surprise, seuls le Vie de France et quelques autres chaines de café sont ouverts. J'achète un onigiri thon cru-wasabi au premier konbini venu. Les employés de bureau sont en marche, je suis la seule touriste.

7h27, je longe la Chuo-dori. Tous les stores sont baissés et de nombreux camions circulent. Je découvre que le Don Quijote est fermé. Electric Town vit au rythme des games centers et des magasins d’électronique, généralement ouverts entre 10h et 23h. Passé minuit, Akihabara devient une ville fantôme. S'y aventurer à une heure tardive, c'est risquer de se confronter à... rien.

Distributeur de ramen en canette
8h13, dans une petite rue, le premier distributeur de boissons chaudes que je retrouve depuis le début de l'été est un distributeur de soupes ramen en canette. Et ils ont poussé le raffinement jusqu'à disposer des petites poupées en tissus dans la vitrine. Plus de doute possible, les Japonais sont les rois du merchandising.

10h05, les inévitables touristes français s'engouffrent dans le Don Quijote qui vient d'ouvrir. Pour moi, c'est l'heure de pister les otakus en costume cravate qui, plutôt que d'aller travailler, vont passer quelques heures dans une salle d'arcade.

10h18, J-pop mortifère et bruitages cacophoniques : Bienvenue au Sega Center, l'un des principaux game centers de la zone.

Il n'y a qu'au Japon que l'on peut espérer gagner une tranche de saumon en peluche qui sourit. Je me dois d'essayer. Dans les secondes qui suivent, je perds 100 yens et ce qu'il me restait d'illusions quant à mon habileté.


Je poursuis mon ascension en sachant que chaque étage sera plus sombre, bruyant et enfumé que le précédent. Au troisième niveau, je découvre l'existence d'un jeu de simulation mettant en scène des écolières-chanteuses-zombies.

Je quitte l'endroit alors que les otakus confiants dans leur doigté expert prennent leurs marques sur les UFO catchers. Ils pourraient essayer de gagner des bonbons ou des plats cuisinés en sachet mais leur Graal s'avère généralement être une figurine aux proportions inhumaines. La culotte blanche ce qu'il faut visible est un prérequis mais, ode à la diversité ou relents d'une insidieuse culture pédophile, la taille du bonnet de soutien-gorges reste variable.

11h03, en me promenant dans les rues adjacentes, je tombe sur une boucherie. C'est une grande vitrine à partir de laquelle la clientèle commandera depuis l'extérieur. Au Japon, le métier de boucher, mal considéré, est réservé aux Burakumin, les personnes de la communauté. Ces derniers forment une véritable caste, victime d'une ségrégation qui remonte à la période féodale. Essayer d'en savoir plus reste difficile, surtout lorsqu'on arrive avec des questions candides — Mais pourquoi ? Depuis combien de temps ? auxquelles les Japonais ne souhaitent généralement pas répondre. Le sort des Burakumin reste un tabou majeur.

J'essaie de distinguer sur le visage du marchand un signe qui trahirait son appartenance à une ethnie particulière et je me rappelle le "Chut, ils sont partout !" employé pour me faire taire par l'un de mes élèves que je questionnais sur le sujet. Je poursuis ma route.

11h27, de retour sur l'axe principal, je réalise que la foule est arrivée, les vendeurs haranguent le chaland au micro et la musique est  trop forte.

11h30, je croise ma première soubrette de la journée qui, tout sourire, distribue ses prospectus. Je m'arrête un moment pour l'observer. Ça n'a pas l'air de marcher très fort pour elle et je la surprends à relâcher le sourire pour faire clairement la moue. Quelques pas de danse suggérés par le manager qui lui parle dans l'oreillette, elle reprend son sourire figé. La journée s'annonce longue.

11h50, j'ai faim mais entre les maid cafés, les restaurants de spaghettis-bolognaise-œuf-sur-le-plat et les chaînes occidentales, je sais que ce n'est pas à Akihabara que je vais vivre une grande expérience culinaire. Mon seul espoir se trouve dans les rues adjacentes à la Chuo-dori où, après de longues minutes d’errance,  je finis par tomber sur un restaurant qui m'inspire confiance.

Comme je tiens à peine sur mon tabouret, je me demande comment font les gens aux dimensions normales. J'arrive à la conclusion qu'ils débordent, c'est inévitable. Le plat que je commande s'avère être parfaitement à mon goût. Du riz ferme et tiède recouvert de nattō, de thon gras broyé et de différents condiments. Les fils du nattō relient élégamment ma bouche à mon bol, je suis enchantée. Un groupe de touristes chinois rejoint ma table. Ça se confirme, mon voisin déborde même si, malin, il prend appui contre le mur derrière nous. Alors que je quitte les lieux, ce dernier affirme son statut de gaijin XL en recommandant une portion.
12h44, Macdonald´s Japon sort un milkshake parfum patate douce, en édition limitée. Je découvre qu'en plus d'une belle couleur de glace à la myrtille, il a un bon goût de tarte tatin, je suis séduite.

12h55,j'arrive au premier étage d'Akibazone, fief de l'otaku gavé au fan service. Sur fond de J-pop qui couine, je suis accueillie par un irrrashaimase à la fois paresseux, mécanique et agressif. Cet employé est probablement malheureux, en tous cas, il me fait peur.


Contemplant les images d'héroïnes de manga dénudées vendues autour de 20€ l'unité, je réalise que je perturbe les recherches d'un collectionneur d'une vingtaine d'années, encore dans son costume de salarymen. Aux regards mauvais qu'il me lance, je peux le dire, il est agacé. Je vais donc trainer au rayon porno où là, par contre, les clients, absorbés par des images dégoulinantes de fluides corporels ou par le choix d'une housse de polochon sexy — oui : housse-de-polochon-sexy  —, ne font pas cas de moi.

Après avoir fait le tour de l'étage consacré aux figurines, je décrète ne pas avoir absolument besoin d'un nouveau porte-clefs. J'ai de longues heures devant moi pour changer d'avis.

... parce que quand même, un porte-clefs, ça doit faire du bruit en tombant et le mien est en tissus, alors bon....

Et soudain, sur ma route, un petit taudis.13h39.
Je visite maintenant le Mandarake Complex et ses huit étages de produits bizarres/vintages. Chacune des huit boutiques a sa spécialité : bandes dessinées, poupées et monstres effrayants, voiturettes, jeux de société, souvent dans leur emballage d'origine. Antre du bizarre parfaitement agencé, l'endroit est enchanteur.



14h18, il est temps d'aller voir ce qui se passe au Don Quijote. Le Donki d'Akihabara est plein de surprises : on peut y acheter une myriade de produits incroyables, y observer les otaku in vivo danser frénétiquement sur les arcades de DanceDanceRevolution, on peut aussi se rendre à la boutique AKB48 attenante à la salle de concert du groupe où chaque soir, il est possible d'assister au spectacle de l'une de ses quatre "équipe". Néanmoins, pour obtenir le sésame permettant de frapper l'air en rythme avec son tube luminescent, la route est semée d'embûches. J'ai pour ma part été stoppée dans mon élan par la lecture des instructions en ligne.

Nous avions discuté du phénomène avec Natsumi, une de mes élèves proche de la trentaine. Elle-même fan du groupe, elle partage sa passion avec son mari, l'un et l'autre ayant leur membre préféré. Est-ce source de tensions ? Non, non... chacun sa préférée, c'est tout. Elle m'apprend que le groupe collectionne les records de ventes d'albums. La raison serait qu'avec chaque disque, on obtient ticket permettant de serrer la main de l'une d'entre elle pendant 10 secondes. J'avais alors répondu en ouvrant de grands yeux, peut-être ai-je même laissé échapper un : "Oh putain..."

Mais aujourd'hui, la boutique est vide. J'apprends tout de même que leur 36ème et dernier Maxi Single s'intitule Labrador Retriever.

...
LABRADOR RETRIEVER.
...

Comme les mots me manquent, un intermède musical — de 6 minutes 30 — s'impose.


Je prends une photo avant que l'une des caissières me hèle. Je me retourne, prenant mon meilleur air de gaijin idiote — la tête légèrement penchée sur le côté, toujours — pendant qu'elle me fait signe que non, dame desu. Je m'excuse et je pars. 

15h, pour me remettre de ces émotions, je me rends au café Moco. Sa décoration rétro, ce qu'il faut discordante et ses fauteuils moelleux en font l'un des endroits les plus agréables du quartier. Leur sélection musicale est à la fois étrange et discrète et j'aime la vieille dame lunaire qui gère le lieu. Cerise sur le gâteau, l'espace est fumeur. Il y flotte une légère odeur que, bien que je sois non-fumeuse, je n'hésiterai pas à qualifier d'agréable — et il en sera probablement de même pour quiconque a grandi auprès de parents fumeurs. 

Surprise que le thé vert en glaçons broyés dans un verre de lait pour lequel j'ai opté soit une bonne idée, je découvre sur un prospectus tout ce que je rate en n'étant pas au café Maidream tout proche. 

Dans un souci de transparence, je retranscris les informations au caractère près :

How to enjoy MAIDREAM
1. First. Forget all bad memories you have.
2. Maids take you to the seat.
3. Maids do an easy celemony of dream candle.
4. Please oder something you like. Maids will bring the food and drink Before you eat maids do magic to make the food and drink more delicious.
5. Plus, if you oder special menu (WAGAMAMA SET), you can see dance performance.
Before you eat maids do magic to make the food more delicious. If you oder omelette rice you can see maids drawing.

Pour ceux qui seraient étrangers à l'anglais japonais, sachez qu'outre une exhortation à oublier tous mes mauvais souvenirs, je passe à côté d'une petite célémonie de bougie de rêve (sic), de magie pour que ce que je suis sur le point d'ingérer soit plus délicieux (sic) et, si je suis d'humeur à prendre un menu spécial, d'une danse, voire de dessins au ketchup sur mon omelette — évidemment, ces malheureuses ne peuvent pas savoir que je n'aime ni l'omelette ni le ketchup.

Je ne vois pas le temps passer mais à 16h10, je me sens obligée de partir. C'est une mauvaise idée, parce que dehors rien n'a changé et il ne flotte pas cette odeur étrangement réconfortante de cigarette. 

Je traîne sans but dans les principaux magasins d'électronique. Je m'ennuie un peu.

18h, la nuit est en train de tomber, je reçois quelques gouttes sur le visage et un marginal crie devant le poste de police. Ses propos n'ont pas l'air de beaucoup émouvoir les agents qui le regardent s'époumoner depuis leur guérite. Je sais au son de sa voix qu'il est très contrarié, je ne suis pas en mesure de déterminer pourquoi.

 18h15, il pleut vraiment. Je me réfugie dans le premier magasin venu : le M's, sept niveaux entièrement consacrés au sexe. Est-ce la fatigue ou ces Libidolls au torse de petit garçon que l'on honore au niveau du nombril ? Le fait est que croiser le regard des clients, des hommes pour la plupart, me demande un réel effort. Me voilà devenue prude.

18h22, il s'est arrêté de pleuvoir. Mouillée, ma chevelure est imprégnée d'une odeur de cigarette qui ne suscite plus aucune nostalgie. Non, mes cheveux puent. Je rentre à la maison. 

Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !