La
Chenille
évoque
les tourments du Lieutenant Sunaga, blessé de guerre, rendu à son
épouse à l’état d’homme-tronc sourd et muet. Esprit prisonnier
d’un corps-larve, Sunaga démontre la permanence des désirs et des
angoisses (sa peur de l’abandon est d’autant plus vive qu’il
lui est impossible de survivre par lui-même). La nouvelle raconte la
funeste tentative des époux Sunaga de restaurer le dialogue et de reconstruire une intimité.
Couverture de La Chenille (le Lézard Noir) |
La
Chenille
est
publiée en 1929, dans un contexte de reconstruction post grand
tremblement de terre du Kantō (1923) par Edogawa Ranpo. Ce nom de
plume qui pourrait se traduire par “flânerie(s) sur la rivière
Edo” est similaire dans ses sonorités à la prononciation nipponne
d’Edgard Allan Poe, “edogah aran poh”, que l’auteur né à la
fin du 19e siècle et décédé au milieu du 20e admirait. Notamment
inspiré des courants marxistes et surréalistes, l’homme a œuvré
dans le roman policier et a fait naître l’eroguro.
Le
genre erotico-grotesque,
fondateur de la contre-culture nipponne, est présenté dans cet
appendice nécessaire qu’est Corps
déviants,
texte de Miyako Slocombe, traductrice de l’œuvre (et de l’ensemble
des mangas de Maruo publiés en français). Cette dernière
l’explique :
[L’eroguro]
s’inspire
surtout de l’Occident, notamment avec le marquis de Sade, le
théâtre du Grand Guignol, ou encore les œuvres de Georges
Bataille. Mais on peut également trouver l’origine de l’eroguro
dans le bouddhisme japonais : en effet, il existait par exemple de
nombreuses représentations macabres de jeunes filles à divers
stades de leur putréfaction. De même, on peut évoquer les muzan-e,
estampes japonaises apparues au XIXe siècle et représentant des
scènes cruelles d’une violence extrême.
Lieutenant Sunaga, homme-tronc, homme-larve (le Lézard Noir) |
Suehiro
Maruo, de son côté, est né en 1956. Parmi les sources
d’inspiration du mangaka autodidacte, on cite les muzan
e
(littéralement
: illustration
d’atrocité/de cruauté) mentionnées
ci-dessus, et les cinéastes Luis Buñuel et Tod Browning (La
Monstrueuse Parade).
Démontrant l’éclectisme de ses goûts, l’artiste cite également
Pink
Flamingo
de
John Waters (parangon de l’eroguro
à
la sauce yankee où le grotesque écrase l’érotisme).
Dans l’œuvre de Maruo, La
Chenille
se
situerait quelque part entre le presque grand public Ile
Panorama
(autre
adaptation d’Edogawa Ranpo) et le plus dérangeant, et donc
inoubliable, Yume
no-Q-Saku.
La
Chenille
évoque
(dans le désordre) la sexualité, notamment féminine, notamment
perverse, en décrivant une épouse dévouée devenue “un monstre
affamé de désirs charnels” ; l’impératif, très présent dans
la société japonaise, de maintenir les apparences (qui se manifeste
dans l’importance qu’accorde à ses médailles le lieutenant
mutilé ou dans le souci de son épouse de mettre en scène son
exemplarité et son abnégation totale) et de noirceur de l’intime
(lorsque les masques tombent) ; la marge et la marginalité ; et la
crainte de perdre son utilité sociale. D’un trait élégant et
kitsch (30’s), donc classique avant l’heure, Maruo dessine une
sexualité horrifique. À la lecture toutefois se détache
l’impression que la perversion réside en premier lieu dans
l’horreur de la guerre.
Planche de La Chenille (le Lézard Noir) |
Comme
nous l’explique Slocombe, le texte est marqué par le rejet d’une
double tentative de normalisation de la part de l’État japonais :
celle du corps (le recrutement militaire donnant lieu à une
sélection et à une uniformisation drastiques) et celle de la
sexualité (du fait de l’instauration à la même époque d’une
politique moralisatrice).
Sans
jamais renoncer à la poésie, alors que le corps et la sexualité
échappent à la norme, La
Chenille
trouble
et enchante.
La
Chenille
de
Suehiro Maruo et Edogawa Ranpo, le Lézard Noir (1re édition :
2010)
Traduction
du japonais de Miyako Slocombe
152
pages
Paru
en janvier 2018
À
noter que la nouvelle a également été adaptée au cinéma par
Atsushi Kaneko (dans un segment de Rampo
Noir
sorti
en 2005).
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