vendredi 26 décembre 2014

Le gaijin, ce loser exotique.

Gaijin, c'est le terme utilisé pour désigner l'étranger au Japon, celui qui a traversé la mer ou l'océan pour arriver… et qui n'aurait peut-être pas dû. C'est un terme courant parce que c'est un fait : il y a eux et il y a nous, qui ne parviendrons jamais complètement à maîtriser et la langue et les codes. 

Je pourrais dire que les Japonais n'aiment pas les gaijin. Cette affirmation, comme n'importe quelle affirmation relative aux sentiments d'un groupe composé de plus d'une personne, serait idiote. Reste que l'intégration de l'étranger est un problème complexe et qu’ici, plus fréquemment qu'ailleurs, l’étranger fait face à une certaine défiance.   

Quand je pense aux difficultés qui m’attendent lorsque je chercherai à louer un appartement ou quand un employé du pôle emploi tokyoïte me demande si je suis là parce que je ne trouve pas de travail dans mon pays, mon cœur se tord. Malgré tout, être Française représente plus souvent un atout qu'un handicap. La France garde son aura de mignon pays rustique et Paris de vieille ville élégante. Je reste une curiosité et il me suffit de prononcer des phrases d'un adjectif pour recevoir des commentaires élogieux sur ma maîtrise de leur langue. Sugoi![1] 

Olivier, Franco-Japonais ayant grandi entre les deux pays et résidant à Tokyo depuis neuf ans se sent Français. Très critique envers la société nippone et probablement lucide, il dit "les Japonais" et s'exclut du groupe. Ce positionnement lui permet de partir plus tôt que ses collègues le soir et d'être le seul de son entreprise à prendre tous ses jours de congés.

Mais tous les gaijin le confirment : un des principaux maux du pays, ce sont ses gaijin. Grégory, expatrié depuis quelques années a réalisé le portrait-robot du français arrivé au Japon. Lui et Audrey, qui vit à Tokyo depuis un peu plus d’un an, me parlent de ces types arrogants et sans charme, loser mais exotiques. A côté de l'extrême représenté par le Suisse Julien Blanc pick-up-artist-expert-en-séduction autoproclamé, il s'avère que beaucoup d'entre nous arrivent au Japon en conquérants, entourés d'une aura de gentleman. 

Il faut dire que la société nippone ne se pose pas en modèle en matière d'égalité des sexes et le premier imbécile venu d'à peu près n'importe où ailleurs passera sans trop de mal pour un fervent féministe, au moins dans un premier temps. Le manga à succès My darling is a foreigner et son adaptation cinématographique présentant Tony, un Américain super-bilingue, super-sensible et super-soucieux de respecter les codes du pays finissent de tordre l’imaginaire des Japonaises. 

Mais comment expliquer que, moi-même, je ressente une forme de réserve quand j'en croise ? 

La première chose, c'est que je ne comprends pas cet esprit de communauté qui pousse certains à engager la conversation au prétexte que, l'évidence s'impose, je ne suis pas asiatique. Ces gens m'obligent à faire la gueule pour éviter une conversation basée sur un malentendu : je suis seule, je souffre donc du syndrome lost in translation. 

Je n'aime pas non plus ces vieux de la vieille, qui, sans avoir pris la peine d'étudier la langue, se font un devoir d'expliquer à la première oreille venue comment fonctionne le pays, au prétexte qu'ils sont mariés à une Japonaise  et malheureux. 

La vie au Japon peut être très agréable dans la mesure où l'on n'aspire pas à une réelle intégration. Pour les décennies à venir, et même si le pays fait face au vieillissement de sa population, le gaijin restera une pièce rapportée qui doit trouver sa place, à la marge.

Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !



[1] すごい, super !

dimanche 21 décembre 2014

La ruche, l'igloo et la mer électronique : ma nuit dans un hôtel capsule

Au même titre que de manger dans un maid café ou d'assister à un concert d'idoles, dormir dans un hôtel capsule figurait en tête des incontournables nippons à côtés desquels j'allais passer. Pas par manque d'envie mais parce que ces derniers sont généralement réservés à la gent masculine. Le Japon, pays fer de lance en matière d'égalité des sexes.
Erreur réparée grâce à ce vol trop matinal qui me ramène en France. Si l'option nuit blanche au karaoké a été envisagée, pour en avoir été témoin, je sais qu'elle peut amener à rater son avion. Je ne payerai pas un nouveau billet au tarif veille de Noël et internet m'apprend que depuis juillet dernier à l'aéroport de Narita, un hôtel capsule accueille les voyageurs, quel que soit leur genre.
Victoire du monacal par K.O.

Le site internet du ninehours est dans l'air du temps : froid et épuré. Il parle de capsules de couchage (sleeping pods) équipées d'un "Système de Contrôle de l'Ambiance du Sommeil" ("Sleep Ambient Control System"). L'association majuscules et guillemets déclenchent dans mon cerveau l'alerte gadget foireux, je suis impatiente.

Parce que ciblant le salaryman aviné qui a raté le dernier métro, certains de ces hôtels ont équipés leurs capsules d'un écran diffusant du porno. Mon intuition me dit qu'ici ce sera plutôt une série de documentaires sur l’architecture suédoise des années 60 ou une bande son Nature & Découvertes.
Afin d'affirmer un positionnement monacal jusqu’au-boutiste, j'ai choisi de m'enregistrer à 20h. Parce que le site a si bien su me parler, je veux traîner dans l'espace lounge vêtue de leur ligne de vêtements exclusive. Je réserve ma capsule en ligne sans avoir rien à payer. La nuit avec petit déjeuner va me coûter 6440¥ (soit 44€). Bon marché ? Difficile à dire, après tout, nous parlons de séjourner dans un cercueil XXL. Pour un prix équivalent, je pourrais dormir dans un Love Hotel miteux ou dans une chambre individuelle en auberge de jeunesse.


J'arrive un peu avant 19h, tente un bonsoir en V.O. avant d'expliquer en anglais que j'ai une réservation. A tout hasard, je précise que je n'aurai pas le temps de prendre le petit déjeuner inclus par défaut et sans plus avoir à batailler, l'hôtesse me dit que dans ce cas ma nuit revient à 540¥ de moins que prévu. Elle me donne un sac contenant des chaussons, une longue chemise bleu gris brodée du logo de l'hôtel et deux serviettes. 
"Laissez-moi vous expliquer le concept : voici votre clef de casier, votre capsule de couchage a le même numéro."
Ninehours ou l'antre du minimalisme. 


Deux portes. Je pars côté femme et arrive dans la salle des casiers. Il est tôt, nous sommes deux. Ma camarade porte déjà la tenue réglementaire, ni jolie ni vraiment laide. Informe. Il est inenvisageable de sortir de l'hôtel avec. Entre la chemise de nuit et la tenue de bagnard... devinez, devinez, devinez qui je suis. Moi, je cherche encore.
19h00, mes pas m'amènent aux douches : propres et sobres. Du gel douche, du shampoing et de l'après shampoing au musc et des serviettes quatre fois plus épaisses que les miennes. Habituée à ma gaijin house et à mes serviettes à 100¥, je vis une parenthèse de luxe et de volupté.


Moi, bagnarde parfumée au musc.
19h45, lavée et séchée, vêtue comme le membre d'une secte de dépressifs, je passe côté couchages.
Deux rangées de 28 capsules empilées, la mienne est à quelques centimètres du sol. Son numéro est indiqué à la peinture blanche sur le béton comme s'il s'agissait d'une place de parking.


La ruche et le parking
Entre la cabine de bateau et l'igloo, il y a la mer électronique .
L'espace n'est pas aussi petit que l'on pourrait le croire. Je suis dans un igloo ou peut-être dans une cabine de bateau. La lumière y est douce, la température parfaite, je m'y sens bien. Je baisse le store.
Parce qu'on ne peut pas associer gel douche au musc et porno, il n'y a que deux réglages possibles : la lumière et... Est-ce un ronflement ? Non, c'est le bruit de la mer, parfois entrecoupés de parasites électroniques.
Parfois j'entends passer une personne qui prend une photo, parfois c'est une clef de casier qui tombe par terre. Je pique-nique dans un igloo en écoutant le ressac des vagues. Et au risque de finir de ruiner ma réputation de fille cool (dans l'hypothèse où celle-ci aurait un jour existé) : c'est super bien.
20h06, j'ai fini mon pique-nique, je vais faire un tour. Une quarantaine de secondes plus tard, je suis de retour. Côté femme, il n'y a rien à voir que je n'ai déjà vu.
20h40, ma voisine est très bavarde, que ce soit au téléphone à l'intérieur de sa cabine ou à l'extérieur où elle explique en anglais à je ne sais qui que l'on est pas autorisées à boire. Je m'entends formuler un "ta gueule" bien français qu'elle n'entendra que si elle fait attention à ce qui se passe autour d'elle. Ce qui ne semble pas être le cas.
20h49, le réceptionniste me confirme que l'espace lounge n'existe que dans le ninehours de Kyoto. Une seule option s'offre maintenant à moi : ne rien faire.
20h51, de retour dans ma capsule, j'écoute la mer. Ma voisine est allée voir ailleurs si j'y étais.
Je suis dans la cabine d'un bateau, la mer est électronique et j'ai mis mon réveil à 6h.
21h20, seules dix capsules sont occupées.
Quelqu'un tousse. Un téléphone vibre.
22h20, je suis réveillée sans raison.
Bruits de pas, clefs qui tombent, faux mouvements, un simple store me sépare du couloir. Certaines nouvelles venues semblent chercher à démanteler la ruche. Prendre un avion en début de matinée dans un autre terminal rend mon sommeil léger. 
23h12, nouvelle arrivée douloureuse, nouveau réveil. 
4h50, premier départ.
5h00, la vie commence à reprendre. J'écoute la mer, je n'ai pas envie de partir. J'éternue, deux fois — secrète dédicace à ma voisine que, malgré mes appréhensions, je n'ai plus entendue depuis quelques heures.
5h50, en quittant ma capsule, je constate que seules trois alvéoles sont restées inoccupées. J'ai semble-t-il dormi plus profondément que je ne le pensais. La ruche se réveille et la salle de bain grouille.
5h59, après avoir rendu ma tenue de bagnard, je réintègre le terminal. J'envisage presque sereine les 17 heures de trajet à venir.
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dimanche 14 décembre 2014

Tokyo, ses sans-abri et leurs cercueils-Transformers

"C'est pas juste, tout le monde écrit sur les sans domicile fixe japonais pour dire qu'ils existent. Comme si le Japon devait s'excuser d'avoir des SDF." 

J'aime discuter avec Francesc, même à jeun. Et Francesc n'est pas emballé par mon idée d'écrire sur les sans-abri d'Asakusa.

J'avais déjà évoqué le sujet en racontant ces 12 heures à traîner dans le quartier mais en essayant de me défendre, je réalise combien éviter le misérabilisme et ne pas enfoncer des portes ouvertes va être compliqué. Francesc marque un point : pourquoi s'étonner de l'existence au Japon d'un phénomène probablement universel ? 

Si je ressens le besoin d'en parler, c'est peut être à cause de cet homme qui, dans le passage couvert qui jouxte ma rue, s'est approprié un espace qui a tout de la chambre sans murs. A la nuit tombée, son lit en carton à même le sol, il lit ses mangas. J'ai souvent l'impression de violer son intimité alors que lui ne me prête aucune attention. 

C'est peut-être aussi parce que ma principale angoisse est de finir folle et, au terme de ma désocialisation, sans domicile fixe. Quand j'envisage cette perspective deux questions se posent : quels biens garder — version verre aux 3/4 vide du "qu'amener sur une île déserte ?"  — ? Avoir un chien ou pas ? Les sans-abri japonais n'ont pas de chien.

Mais silencieux, âgés et émaciés, ils constituent une communauté à part entière. Elle fait partie de mon environnement et représente quelque chose de hors-norme — au sein de la société nippone d'abord et par rapport à ce qui m'a été donné de voir de comparable ensuite —, je ne vois donc pas pourquoi je n'en parlerais pas.

Le Japon semble avoir à cœur de trouver une place à chacun. Tout y est strictement codifié, millimétré, chronométré, ordonné : il faudra une ou deux personnes pour, en pleine nuit, assurer la circulation d'une rue piétonne en travaux ; il faudra également des employés pour dire bonjour, merci et au revoir dans certains magasins. Alors des individus à la marge de cette mécanique si soigneusement huilée, ça fait désordre. Parce qu'eux-mêmes semblent avoir intégré l'idée, on les retrouve essentiellement au nord-est de la ville, dans l'arrondissement de Taitō.

Si la société japonaise a pour principal objectif de préserver son harmonie, elle est aussi très encline à instaurer et à maintenir des ségrégations plus ou moins visibles. Les sans-abri forment donc une communauté au sein d'une structure sociale où l'intégration se fait parfois au forceps et où l'exclusion est probablement plus violente qu'ailleurs. Si l'on en croit les articles et les études sur le sujet, ces hommes — majoritairement — se sont vus privés d'emploi suite aux fermetures d'usines causées par l'éclatement de la bulle spéculative au début des années 90, la décennie perdue.

Macdo, la nuit.

Depuis que je passe mes journées au Macdonald's, nous nous côtoyons. Si l'on ne se parle pas, le problème de la langue n'est qu'accessoire. Au cœur très touristique Asakusa, nous vivons sur deux calques posés sur une même carte postale. La plupart évolue au sein d'un espace circonscrit par deux Macdonald´s et le temple bouddhiste Sensō-ji, certains traînant avec eux un chariot de cannettes compactées.

Au premier coup d'œil, on voit juste beaucoup de personnes âgées. Ayant lu partout que le vieillissement de la population est l'un des problèmes majeurs de l'archipel, on ne s'étonne pas. Puis, on retrouve ces seniors assis, souvent seuls, le regard vide devant le WINS, le trop propre, gigantesque et déprimant PMU japonais. Au fil des jours, on finit par en reconnaître certains et par identifier des icônes comme la kogaru toujours impeccablement quoique lourdement maquillée ou sa camarade édentée qui m'a un jour offert des gâteaux secs.

Asakusa, sa kogaru
Est-ce parce qu'ils n'interpellent jamais les passants pour leur réclamer quoi que ce soit ? Est-ce grâce à l'association Sanyukai qui met notamment à leur disposition une cuisine et offre des soins gratuits au sein de sa clinique ? Les sans-abri tokyoïtes semblent mieux traités par la vie que ceux que l'on croise en Europe. Il est difficile de déterminer parmi les vieillards qui passent leur journée chez le géant du fast-food lesquels sont seulement désœuvrés et lesquels sont effectivement à la rue.

Mais une fois les boutiques fermées, les cartons s'alignent le long du principal passage marchand d'Asakusa. Leur agencement matérialise la rencontre du cercueil et du robot Transformers. La communauté devient presque visible.

Passage marchand d'Asakusa, un soir d'hiver vers 22h.

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lundi 8 décembre 2014

Chercher du travail au Japon et pleurer à Shinjuku

Trois mois. J'ai trois mois pour devenir ofisu redi (office lady).


Chercher du travail au Japon me renvoie à mes années de jeune diplômée. Partir de presque zéro parce que jusque-là, CV et lettres de motivation n'ont  servi qu'à dégoter des jobs saisonniers ou à justifier la mission de gratte-papier obtenue par piston. Je ne parle pas la langue et le CV japonais est encore un mystère : je (re)pars de presque zéro.



D'ailleurs, à part l'envie de voir de plus près le monde des salarymen, quelles sont mes motivations ?



Mes cours de français me suffisent pour vivre mais mon visa expire en mars. Et comme je n'ai ni les moyens ni l'intention de payer une école de langue à 5 000€ ou d'épouser Superhiroya, il faut que je trouve une entreprise qui sponsorise mon visa. Jusqu'au Japon, on attend de moi que je renonce à l'insouciance.



Et là se posent les questions qui se sont posées au début de ma vie active : A qui et en quoi puis-je être utile ? A l'époque, je n'avais pas trouvé de réponse mais j'avais dissimulé mes doutes. J'étais devenue attachée de presse, mieux : consultante relations presse. Si j'avais un titre, c'était bien que j'avais une place. Les années passant la question est devenue un peu plus complexe : A qui et en quoi ai-je envie de me rendre utile ?



Je ne sais pas pour vous mais pour moi, la question reste en suspens.



Vouloir rester au Japon m'amène à être un peu moins exigeante. Au moins pour un temps. Parce que pour trouver une entreprise qui sponsorise son visa, le gaijin a deux options : être ingénieur ou enseigner l'anglais. Entre les deux, mon cœur balance.


J'ai donc rendez-vous au centre d'aide à l'insertion professionnelle des étrangers de Shinjuku. J'y vais par acquis de conscience. Je ne pense pas que l'on puisse tirer quoi que ce soit de ce genre de services... A part peut-être une tasse de café soluble et des prospectus que je ne lirai pas.


Qui plus est, on m'a dirigée vers le centre réservé aux détenteurs d'un Visa Vacances-Travail. Quand j'ai demandé si je devais amener un CV, on m'a répondu que ma carte de résident et mon passeport suffiraient. Le temps partiel au fast food me tend les bras.



J'arrive un peu en avance. Je m'attendais à trouver quelques bénévoles bienveillantes portant des pulls angora dans une petite salle obscure, c'est en fait tout un rez-de-chaussée qui est occupé par l'agence. Ambiance ANPE-hall de gare, des salariés, pas de café soluble.



Une interprète m'accueille et me fait remplir une fiche d'identité : nom, coordonnées, âge. Rien de très pertinent pour parvenir à m'aiguiller. Il est 9h59, mon rendez-vous est à 10h, je suis appelée au bureau numéro 11.



Ma conseillère s'excuse de ne pouvoir garantir qu'ils me trouveront un emploi. Je suis tentée de lui dire que je ne m'attends pas à ce qu'ils me trouvent quoi que ce soit. Son implication semble sincère, je me contente de dire que comprends.



Et puis il y a aussi ce problème lié au fait que, selon ses papiers, un Français titulaire d'un Visa Vacances-Travail ne peut le transformer en un visa de travail classique. Ce n'est pas tout à fait vrai mais effectivement, ça reste un problème annexe. Il faudra quand même aller voir son collègue qui-a-plein-de-connaissances. Il est au bureau d'à côté et il aura surement des réponses. Soit.


Elle me demande quels sont mes diplômes, si j'ai déjà travaillé en France et ce que je sais faire.


Suis-je sûre de ne pas vouloir travailler dans un restaurant ? Et dans une usine ? Parce qu'elle aurait peut-être quelque chose à me proposer... Je me sens un peu ingrate de lui expliquer que si l'usine est ma seule option, il vaudra peut-être mieux rentrer en France.



Donc, non, ils n'ont rien pour le moment. 



10h30, allons voir le puits de science qui aura des réponses à ce problème de visa qui n'en n'est pas vraiment un.



La soixantaine, un physique qu'on oublie. Je m'assois à son bureau, il ne me salue pas et s'adresse à l'interprète sans me regarder. Je n'existe plus vraiment.



Donc lui, son domaine c'est le juridique, une fois qu'un employeur a initié les démarches pour sponsoriser son futur salarié. Il me fait passer une copie du dossier à remplir. Ça ne m'est pas d'une grande utilité mais il faut bien justifier notre entrevue.



" – Malheureusement, la notice est en japonais et nous n'avons pas de traduction.

 – Peut-être que je trouverai en ligne ?

 – Non, vous ne trouverez pas.

...

 – Et puis entrer au Japon avec un Visa Vacances-Travail et un visa de travail ce n'est pas la même chose.

 – ... Oui mais je pensais que l'un pouvait mener à l'autre...

 – Oui, mais ce n'est pas si simple. Et je suis désolée de vous dire ça mais votre niveau de japonais n'est pas suffisant pour travailler dans un bureau."



Mais pourquoi est-il aussi méchant ? 



Street-level bureaucracy. Je vais te dire des trucs désagréables qui ne vont te servir à rien, parce que ça fait partie de la poignée des trucs amusants qui sont compatibles avec mes attributions.



Je voudrais partir. Maintenant. Je demande si nous en avons fini.



Non, il a encore une question pour moi. Il me regarde enfin. Il sourit.



" – Est-ce que vous aviez des difficultés pour trouver un emploi en France ?
...

Non.

– Alors vous aimez le Japon.

– Oui.

– Merci."



Il sourit, ce con.



Sans bien comprendre ce qui se passe, je suis debout.  


10h44, les larmes sont montées avant que j'ai réalisé quoi que ce soit. Je suis bien censée être cette personne sur qui tout coule, non ? D'ailleurs, c'était quand la dernière fois que j'ai pleuré ? Un an en arrière ? Peut-être plus. Je vomis et je pleure rarement, ce sont deux de mes principes de fonctionnement.



Alors que je suis en train de renifler en plein courant d'air, l'interprète vient vérifier que je vais bien. 



"– Il était si violent... Et tout ce qu'il m'a dit, je le savais déjà.

–  Il ne voulait pas être méchant. Il est très direct, il est comme ça avec tout le monde. Il travaillait à l'immigration avant.

– Mais son job, c'est pas de conseiller ?"

Elle hausse les épaules, me redit combien elle est désolée. Il fait froid, abrégeons nos souffrances. Je force un sourire, lui répète que je vais bien et la quitte.
 
11h09, je suis encore en train de renifler dans le métro. Un fonctionnaire aigri m'a fait pleurer et l'un des problèmes majeurs de ce pays est que l'on ne peut pas se moucher dans le métro.


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jeudi 4 décembre 2014

Apprendre l'anatomie au Japon : 30 ans, presque toutes mes dents.

Événement majeur de la semaine, j'ai reçu un courrier. A mon nom. Quand on est dans un pays qui n'est pas le sien et dont on parle la langue avec l'aisance d'un enfant de trois ans, recevoir une lettre, c'est un peu spécial. Ça donne l'impression d'être à sa place, intégré. Ne pas être en mesure de la lire, par contre, rappelle que cette place est peut-être au fond d'un cagibi sombre.

J'ai donc dans les mains une lettre officielle, avec des dessins : des dents qui sourient, des dents perplexes et une dent qui donnent l'impression qu'elle va vomir. La dent nauséeuse, en fait, elle tremble.

ぐらぐら, gura gura, c'est le cri de la dent japonaise qui tremble.

Même si les dessins me donnent une idée du contenu, il y a beaucoup trop de caractères pour que je tente un déchiffrage. Natsumi, mon élève et professeur de japonais que je retrouve un peu plus tard me donne l'idée générale. Comme je vais avoir 30 ans et que je suis résidente de Taitō-Ku, l'arrondissement qui me rajeunit de quelques mois m'offre un examen dentaire. A Taitō, ils savent comment faire plaisir. Et toujours selon la lettre, j'aurai droit au même cadeau à 35, 55, 60, 65 et à 70 ans. Mystère-dentaire : à 75 ans, serai-je morte ou édentée ?

En annexe, une liste de noms et d'adresses que je ne peux pas lire. Heureusement un petit English speaking dentist Asakusa sur Google plus tard, je finis par trouver le cabinet où il sera possible de me faire examiner et de comprendre ce que le dentiste aura à me dire. Pour finir de réduire l'aventure à zéro, Google Map m'indique que nous sommes à sept minutes l'un de l'autre.

Ce lundi matin, j'arrive peu après l'ouverture du cabinet. Je retire mes chaussures et adresse mon meilleur sourire embêté à la secrétaire en lui demandant en japonais si elle parle anglais. Comme elle cherche du regard ses collègues, je lui tends ma lettre. Le soulagement est perceptible sous son masque chirurgical. Suis-je libre aujourd'hui-maintenant ? 

Celui que j'identifie comme le maître des lieux, chevelure de jais et bras couverts de longs poils blancs, vient m'expliquer qu'ils peuvent m'examiner mais pas me soigner. Je suis désœuvrée et je n'ai pas prévu d'avoir de carie. Parfait.

Je ne sais pas quoi penser du fait que la moitié de la population en âge d'avoir les cheveux blancs a une chevelure noir de jais. J'admire la poignée qui passe au violet ou à l'orange. Le plus intriguant, c'est que se sont rarement les plus ridicules. Ne sous-estimez pas la puissance de la septuagénaire à la chevelure bleu nuit et à l'air pincé.

La secrétaire m'invite à patienter derrière le mur en carton-pâte qui sépare une banquette d'attente du reste du cabinet. Après m'avoir rendu mes documents, elle finit par m'apporter la paire de chaussons que j'aurais dû moi-même tirer d'une machine bruyante et lumineuse. La technologie jusque de la distribution de mules, une utilité merveilleusement douteuse. J'ai du mal à cacher mon admiration.

J'ai à peine le temps de constater que je suis cernée de dents qui sourient que je suis invitée à rejoindre le fauteuil d'examen. Sur mon bavoir, encore des dents qui sourient.

Comme je lui confirme que mon niveau de japonais est minable, le dentiste s'applique à me traduire son questionnaire. L'exercice est douloureux et je suis désolée de lui infliger ça. Je tente un gambatte kudasai (Faites de votre mieux, s'il vous plaît) qui ne le fait pas rire.

Est-ce que je sais que fumer peut entraîner des problèmes parodontaux ? Est-ce que je suis diabétique ? Est-ce que je sais que le diabète peut entraîner des problèmes parodontaux ?

Non, mais maintenant je sais.

Il réfléchit une seconde à ma réponse et me remercie. Il semble amusé par mon usage hebdomadaire du fil dentaire. De même que le principe de fumer quand j'ai bu le laisse perplexe.
 
Combien est-ce que j'ai de dents ? 

Hummm... je les ai toutes sauf mes dents de sagesse. Mais lui donner un nombre...pfff...

La perplexité grandit.

Bon, je sais que c'est un nombre pair et qu'il y en a beaucoup. Je tente donc un nombre au hasard. 36.

Il se contient. Ça se voit, il se contient. Il dessine dans l'air un 3 et un 6. Je me concentre pour produire un sanjuuroku de confirmation. Flegmatique mais visiblement content de l'anecdote qu'il va raconter à ses collègues, il finit par dire :

"— Normalement, normalement, sans les dents du fond, on a 28 dents.

Ah... 28, hein ? 
 
—  Oui, retenez-ça."

Quelques minutes plus tard, il redresse le fauteuil et dit quelque chose en japonais que je ne comprends pas. Son ton est tranquille et il y a une négation à la fin.

Tout va bien ?

Il reformule : oui, tout va bien. Reste que vingt minutes après être arrivée, je dois digérer le fait que je n'ai que 28 dents. Je sais par contre que chacune d'entre elles sourit et c'est une bonne chose.

Il me quitte sur un prenez soin de vous, qu'il est obligé de me traduire parce que c'est la première fois que j'entends l'expression. Et comme je ne sais pas quelle est la réponse adéquate, je le salue en retour d'un sobre arigatou. Mes chaussons remis dans la machine, je quitte le cabinet sans avoir rien eu à payer. 

Tout pourrait être pour le mieux si en cherchant un dermatologue, je n'avais appris que dans le cadre d'une visite sans rendez-vous dans l'une des cliniques gaijin friendly de Tokyo, le praticien ne pourra examiner que deux grains de beauté à la fois. Cerise sur le wagashi, l'examen me coûtera 21 600¥ (soit environ 146€) et n'est pas pris en charge par la sécurité sociale.

Des dents branlantes mais pas de cancer de la peau. Heureux Japonais.

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