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dimanche 10 mars 2019

Témoignage // “J’ai quitté mon job d’attachée de presse pour vivre à Tokyo” sur Les Echos

TÉMOIGNAGE // Agathe Parmentier, 35 ans, a quitté son poste d’attachée de presse pour s’installer au Japon. Une expatriation partie d’un coup de cœur et sans projet défini. La jeune femme exerce désormais plusieurs métiers, dont auteure.

Capture d'écran Les Echos Start
“Je me suis installée à Tokyo en 2014 sans bien savoir pourquoi. Je n'étais pas fan de manga ni, pour tout dire, vraiment curieuse de la culture nipponne. J'aimais les sushis, mais les amateurs de pizza ressentent-ils le besoin d'aller vivre à Naples ?


J'avais découvert le Japon par hasard, un an plus tôt, fin 2012, traînée par mon conjoint de l'époque. La découverte du Japon a duré 10 jours, le temps des vacances. Mes attentes étaient minimes. Et je me suis retrouvée sinon séduite, du moins intriguée. Le coup de cœur couvait.

En 2014, je venais d’avoir 30 ans, je travaillais comme attachée de presse à Paris, j’ai ressenti l'envie (ou le besoin ?) de repartir. Nous revenions d’une année de césure à Melbourne, en Australie, où j’avais enseigné le français et travaillé dans une librairie. J’avais déjà publié un livre, “Contre-culture confiture”, un recueil de chroniques sur la génération Y et j'ai décidé de poursuivre dans l'écriture.

Ce choix n'était ni raisonnable ni rationnel : je n'étais pas rentière (je ne le suis pas devenue entre-temps). J'ai lâché un CDI pour devenir précaire dans un pays dont je ne parlais pas la langue. Pour autant, je partais du principe que, pour ma génération, l'insécurité de l'emploi devait avoir comme corollaire une certaine liberté. Puisque mon parcours professionnel n'était pas pavé, j'avais le droit de prendre quelques chemins de traverse.

Je suis donc repartie, seule cette fois, pour comprendre et écrire, pour démêler mes sentiments. Une seconde fois après l’Australie, j'ai mis ma carrière d'attachée de presse entre parenthèses et je me suis envolée vers le Japon. Mon projet était encore peu défini quand je me suis expatriée.


Ma principale crainte était que ma famille ne comprenne pas. Que mes proches s'inquiètent ou me jugent pour mon inconséquence. Finalement, tout le monde m'a encouragée. Ils savaient que je n'étais pas une tête brûlée et que mon projet, même si mal défini, me mènerait quelque part.

Une liberté précieuse

Est-ce que j'ai cherché un vrai emploi (un de ceux avec collègues et horaires fixes, j'entends) ? J'ai cherché, sans m'acharner. Le Pôle emploi japonais (Hello Work) s'est chargé de m’en dissuader. Imaginez, après avoir émigré, qu'un conseiller Pôle Emploi vous demande si vous êtes venue dans son pays parce que vous ne trouviez pas de travail dans le vôtre avant de conclure que, de toute façon, vu votre niveau dans sa langue, vous ne trouverez rien. Je savais en arrivant au Japon que ma vie se construirait à la marge, ce type n'a fait que me conforter dans mon idée. Ma liberté est précieuse. Ce mode de vie est un choix. À l'heure actuelle, j'écris un roman qui évoque la culture pop japonaise. Cette place à la marge me laisse l’espace suffisant, je crois, pour être une bonne observatrice de la société japonaise.
Aujourd'hui, j'ai trois casquettes : auteure (depuis mon départ, j'ai publié deux autres livres, un évoquant ma vie à Tokyo, intitulé “Pourquoi Tokyo ?” et un premier roman, intitulé “Calme comme une bombe”), professeure de français freelance et, à l'occasion, figurante dans les séries télévisées japonaises. Avec un master de droit et un master de sciences politiques en poche, je n’avais pourtant pas les diplômes attendus pour ces carrières.


En ayant fait le choix de la précarité (une précarité relative), ma vie est à mille lieues de celle de l'employée de bureau japonaise. Cela dit, je ne ferme pas la porte au monde de l'entreprise, si une opportunité en or se présente, je n'hésiterai pas à la saisir ! L'essentiel est que travailler en indépendante m'a permis de mieux cerner mes forces et de déterminer mes priorités”.


Le témoignage est à retrouver sur la page des Echos.

lundi 25 février 2019

Interview // Rencontre à Shibuya avec Le Petit Journal

Née en 1984, Agathe Parmentier est l'auteure de deux ouvrages : un carnet de voyage intitulé "Pourquoi Tokyo?" (2016) et un roman, "Calme comme une bombe" (2017). Ce second livre narre l’histoire de quatre jeunes entre Paris, l’Australie et le Japon.
Le choix de ces trois pays correspond en effet aux trois lieux chers à Agathe Parmentier. Elle réside aujourd’hui à Tokyo après un parcours tout à fait atypique. Entre incompréhension et fascination, la première rencontre avec le pays n’a pas été facile. Après avoir entrepris des études en droit  et en sciences politiques, elle se lance dans le monde du journalisme pour lequel elle devient chroniqueuse. C'est en 2014 qu'elle s’installe à Tokyo. Et donc, pourquoi Tokyo?


calme comme une bombe
Calme comme une bombe - Au Diable Vauvert (12 janvier 2017)


lepetitjournal.com Tokyo : Comment avez-vous découvert le Japon ? 
Agathe Parmentier : Je passais un an en Australie, avec mon  partenaire, et nous avions économisé pour un projet de vacances. Je souhaitais aller en Thaïlande et lui à Tokyo. Nous avons donc décidé de découvrir les deux destinations. Au final, je n'ai pas vraiment aimé la Thaïlande, j'étais mal à l'aise, j'avais l'impression de profiter de l'extrême pauvreté. Je me suis sentie plus à l'aise à Tokyo. J’étais plutôt contente de me sentir « pauvre ». J'ai découvert l'étrangeté du pays. C'était coloré et ça partait dans tous les sens. On y retrouvait un côté très enfantin (voire infantilisant) et, en même temps, il y avait une certaine violence, comme des contenus pornographiques voire pédophiles. Il se passait beaucoup de choses dans ma tête. Je me demandais : « Est-ce que j’aime ? Est-ce que je n’aime pas ? Je déteste ? Qu’est-ce que c’est ? » J'ai décidé alors de revenir en France tout en économisant à nouveau pour retourner au Japon afin d'essayer de mieux comprendre cette culture, de l'approfondir. J’avais envie d’écrire sur ce sujet-là. 

Comment s’est passée votre arrivée en 2014 ? 
Même si je me suis séparée avec mon copain, je suis quand même revenue au Japon pour mon projet. J’ai commencé un blog pour raconter mes histoires, mes expériences et pour détricoter aussi des clichés. J’ai commencé à enseigner le français. Évidemment, je ne parlais pas un mot de japonais, ce qui a donné des situations plutôt cocasses. J'ai une fois, sans le vouloir, apporté des biscuits de Fukushima pour le dessert. Finalement, les personnes qui m'accueillaient l’ont bien pris, la grand-mère étant originaire de cette région. Ce qui m’a aussi plu, c'est le fait de ne pas parler le japonais (même si j’ai envie de le maîtriser à terme) car je me sens un peu à la marge de la société et, du coup, je peux observer avec un certain recul ce qui s'y passe. 

Qu’est-ce qui vous a attirée dans ce pays ? 
A la base, je ne suis pas fan, ni de mangas, ni d’animés et je n’aime pas forcément les films des Studios Ghibli. Je pense donc que je me distingue de nombreuses personnes amoureuses du Japon. Au final, il s’avère que j’aime les mangas mais pas les plus connus. En fait, je déteste ne pas comprendre un pays et le Japon m’intriguait énormément. J'y suis donc revenue pour ne plus en repartir. J'aime beaucoup ce pays même s'il y a encore des choses qui me dérangent. Pour les bons côtés, par exemple, je me sens en sécurité ! J'oublie la vigilance que j’ai en France. Quand j’arrive à Tokyo, je me sens beaucoup plus légère. J’aime aussi la nourriture, sauf, peut-être, les ramen. Et même si cela m’ennuyait au départ, j’adore aujourd'hui tout ce côté très enfantin, les objets kawaii par exemple. Je suis dingue des gatcha-gatcha : je suis les collections et les nouvelles tendances à fond. Je préférais quand je n’aimais pas ce genre de choses. Et surtout, j’adore la culture et la littérature japonaises. Les Japonais ont de très bons auteurs, notamment des femmes avec des textes un peu barrés et c’est très rafraîchissant. 

Qu’est-ce qui vous déplait dans ce pays ? 
La place de la femme en premier lieu. Pour ma part, je suis préservée puisque je ne travaille pas dans une grande compagnie. Par contre, j’ai une amie qui était bien placée dans la hiérarchie de son entreprise et lorsqu'elle est revenue de son congé maternité, ses collègues lui ont bien fait comprendre qu’elle n’était plus à sa place et qu’il fallait qu’elle rentre chez elle pour s’occuper de son enfant. J'ai également du mal avec cette culture du jeunisme, où, passé 25 ans, tu n’es plus intéressante. Notons également le racisme présent dans la société japonaise. 

Vous vous intéressez maintenant à la jeunesse japonaise : qu’est-ce que vous en avez appris ? 
La jeunesse japonaise est très passionnante. Dans cette société où tout est codifié, encadré, il y a une violence inouïe lors du passage à l’âge adulte que nous n’avons pas en France. Les jeunes passent de la liberté au monde du travail qui est plus que difficile. C’est particulièrement ce passage-là qui m’intrigue. C’est pour ça que je suis fascinée par les hikkikomori, ces individus qui refusent de quitter leur domicile et qui ne s’impliquent dans aucune activité sociale en dehors du cercle familial. Dans un sens, je les comprends un peu. C'est cette peur de ne pas satisfaire les attentes des proches, de son entreprise ou tout simplement de la société. Je pense qu’à la base ce sont des gens très sensibles qui ne rentrent pas forcément dans le moule de la société japonaise. Je m’intéresse aussi beaucoup aux idols de J-pop. Ce monde est particulier : les jeunes filles ou les jeunes garçons n’ont pas forcément besoin de savoir chanter ou danser correctement. Ils sont censés être en perfectionnement constant, comme si, en France, la Star Academy n’était pas une émission de télé-réalité mais un groupe qui vend des CDs. 

L'interview est à retrouver sur la page du Petit Journal.

dimanche 3 décembre 2017

Viens comme tu es

Nous sommes le 17 septembre 2017, j’ai 33 ans, sept mois et onze jours et je suis à Tokyo. Susumu et moi venons de déjeuner de nouilles de sarrasin et d’un bol de riz recouvert de petits cubes d’omelettes, de surimi rose et blanc et de poissons crus. Alors que notre objectif de 10 000 pas quotidiens se voit menacé par Talim, le typhon qui déverse ses trombes d’eau, nous nous réfugions au Starbucks. Bois, métal, fauteuils en cuir moelleux, l’espace standardisé invite à oublier la pluie, ou mieux, à l’accueillir en tant que bonus scénographique d’un moment cosy. « Hygge » disent les danois. Je le sais parce qu’en ce moment sur les affichettes rose poudré vendues chez Flying Tiger, il est écrit hygge. Et bien que je soupçonne ma prononciation d’être à côté de la plaque, je me projette dans cet instant igue.
 
« Quand même, j’aime bien Starbucks ! » m’exclamé-je alors que nous faisons la queue pour commander. Jamais ébranlé par la platitude de mes commentaires, Susumu me demande en souriant « Pourquoi quand même ? ». Bien que j’ai décidé de m’y remettre, en japonais, nos échanges s’apparentent à ceux d’enfants de trois ans : ça va ? Où veux-tu aller ? Que veux-tu manger ? C’est bon et, plus subtil, ça a l’air bon ; il fait chaud ; il fait froid.

La conversation se poursuit donc en anglais. « Parce que c’est une machine de guerre, mais euh... ils sont sympas avec leurs employés, non ? » Susumu acquiesce. La vérité, c’est que ni lui ni moi n’avons jamais travaillé chez Starbucks. Moi, parce que dans la France périphérique où j’ai grandi, Starbucks n’existait pas. Lui, parce que… parce que quoi, au juste ? En fait, je n’ai aucune preuve formelle. J’estime toutefois que depuis le temps qu’on se connaît — nous nous sommes rencontrés dans un Starbucks, je lui donnais des cours de français, et à défaut de solides connaissances dans ma langue, je lui ai transmis mon obsession du latte au soja —, s’il y avait fait ses armes, l’information aurait filtré.

La vendeuse a avancé vers nous la feuille plastifiée présentant le menu, elle attend que nous commandions. Dehors, il pleut à verse et j’hésite. À mon arrivée au Japon, j’ai eu une grosse période thé vert torréfié. Désormais, mes faveurs vont à toute boisson dont l’emballage prédit qu’elle est sur le point de booster mon métabolisme, à savoir n’importe quelle bouteille estampillée du logo représentant une silhouette qui fait hourra avec les bras et pareil avec les jambes. À moins que les jambes ne courent puisqu’à ma connaissance personne ne fait jamais hourra avec les jambes. À ma décharge, la traduction japonaise de métabolisme ne fait pas partie des premiers termes qu’il m’ait été donné d’étudier. Pourtant, malgré la pluie, et grâce à cette mise en scène de bois chaud et de métal, je suis de bonne humeur, d’humeur à ne pas prêter attention à l’apport calorique à venir.  Je commande donc un Frappuccino au thé vert torréfié. Du thé vert, oui, mais avec de la crème et du sucre. Au final, je réceptionne une boisson froide, marron et solide.

Nous nous installons sur une banquette orange. Calés contre le mur, Susumu sort un livre tandis que je poursuis la lecture du Vieil homme et la mer sur mon téléphone portable (qui m’amènera à lancer une recherche « Pourquoi le Vieil homme et la mer est-il un chef-d’œuvre ? », bientôt suivie de « Peut-on se limer les ongles en public ? »).

« – … Je peux ? »

Retirer mes baskets mouillées confirme la douceur du moment. Une demi-heure hygge s’écoule avant que je ne décide de me rendre aux toilettes situés à l’extérieur du café. Dans le hall, une vingtaine de personnes écoute en silence le discours d’une mascotte orangée taille humaine. Cette dernière raconte d’une voix trop aiguë amplifiée par micro des choses que je ne comprends pas. Un vigile se tourne vers moi et, d’un coup d’œil, détermine que j’ai pas vocation à m’intégrer au tableau. Son attention revient vers la peluche bavarde, je poursuis ma route vers les lieux d’aisance.

La porte refermée, j'entame mes ablutions. Par habitude, je m’observe dans la glace. La lumière est jaunâtre, laide. Je connais mon visage, je parcours sans vraiment les voir mes cernes et mes premières rides et je regrette l’absence de je ne sais quoi dans mon regard. Soudain, je le vois. Sur ma tête, il s’est extirpé des stries sébacées, il me nargue. Mon premier cheveu blanc. Pas celui que la nature aurait privé par erreur de sa dose mélanine, non, celui qui annonce les suivants ; et il brille, ce con.

Je l’arrache en continuant de me brosser les dents, avec un peu plus d’intensité. Une photo s’impose. Mais quel fond choisir ? Le sol ? La porte ? Quelle que soit l’option, et peut-être du fait d’une position peu confortable, je ne parviens pas à une mise au point satisfaisante. Les photos ratées, je dépose le cheveu sur mon téléphone lui-même en équilibre sur le distributeur de papier toilette. En me lavant les mains, et alors que le geste s’est imposé comme une évidence, je m’interroge : pourquoi l’avoir arraché ?

Un trop fameux dicton nippon dit que le clou qui dépasse appelle le marteau, puisqu’ici plus qu’ailleurs, il faut mater les natures rebelles. Mais mon premier cheveu blanc méritait-il ce traitement ? Il n’a rien du zombie évoqué par mon amie Dorothée. Il est lisse, tout juste a-t-il été trahi parce qu’il accrochait trop bien la lumière des toilettes. D’ailleurs, il annonce des dizaines de milliers comme lui. Lorsque les dissidents constituent la majorité, peut-on encore parler de sédition ? Cette bataille perdue d’avance confirme l’absurdité du geste.

Je suis féministe et je viens d’arracher mon premier cheveu blanc. Quoi en conclure ? Le réflexe trahit-il une faiblesse ? Un manque de caractère ? M’est-il permis de me revendiquer féministe et de ne pas supporter la perspective que mon corps me lâche ? Même si je ne me maquille que lorsque je n’ai rien de mieux à faire, que je me lave les cheveux au mieux deux fois par semaine et que mon style vestimentaire est au mieux sympathique sinon discutable, les signes du vieillissement me terrifient. Je peux les nommer, je peux les dater, comme autant de petites morts : ridules apparues sous les yeux au début de la vingtaine devenues pattes d’oie ; sillons zébrant mon front, le premier, puis le second (celui que j’ai tenté de « gommer », m’amenant à arborer la trace de brûlure l’espace de quelques mois) ; plissures sur les lèvres lorsqu’elles se positionnent en cul de poule ; et dernièrement, la ride du lion, qui apparait quand je suis contrariée ou face au soleil.

On m’avait offert un livre intitulé le chic de la Parisienne, ou la Parisienne chic, quelque chose comme ça, avec à l’intérieur des petites robes noires, une exhortation au maquillage léger et au port de talons à hauteur adéquate. Ce cadeau m’avait décontenancée : je venais de quitter Paris après une overdose de chic parisien (et de rencards avec des musiciens trop chevelus qui eux mêmes m’avait jugée trop ceci ou pas assez cela). Le vade-mecum le précisait : quelle que soit la teinte, la Parisienne chic se doit de porter une crinière monochrome. La loi a imprégné mon esprit pour bientôt se heurter à l’expérience de seconde main (Tori Amos, âme sœur de mon adolescence, a lancé l’alerte à ses dépens) : impossible de soumettre une chevelure à des décennies de coloration sans payer à terme les pots cassés.

Absorbée par l’absurde douloureux de mes réflexions, je retourne auprès de Susumu et, d’un air de défi, expose la tige de kératine à quelques centimètres de son visage. Il se recule en grimaçant, produit une formule empruntant au beurk modulée sur deux temps.

« — Mon premier cheveu blanc !

— Il n’est pas blanc, il est gris, et moi aussi j’en ai dit-il en désignant sa barbe de trois jours.

— Oui, oui bien sûr. Mais il est blanc. En français, il est blanc, c’est un cheveu blanc. Et moi, c’est le premier. »

Exaltée, je déclare devoir raconter l’anecdote, peut-être dis-je même l’expérience. Susumu ne partage pas mon émotion, et pour être honnête, l’inverse m’aurait à la fois surprise et contrariée. Il me répond d’une moue dubitative que lui n’a aucun souvenir de son premier cheveu blanc. « … Mais si l’espace médiatique accordait la place qu’elles méritent aux femmes vieillissantes, probable que moi non plus je ne m’en souviendrais pas. » Il acquiesce, right. La discussion est close.

Je continue à observer le phanère albinos. S’agit-il d’une relique ? Dois-je lui prêter l’attention que les parents accordent aux dents de lait de leurs rejetons ? La petite souris apporte une pièce en échange, posant le business model du marché de l’occasion. Le rongeur promeut la décroissance, elle est adorable. Qui plus est, perdre une dent de lait, c’est perdre pour devenir complet, c’est grandir et c’est une victoire. Quelques années plus tard, on se retrouve avec une boîte de petits cailloux calcaires incrustés par endroit de sang noirci. Cette boîte sera bientôt égarée et tout ça fonctionne très bien. Au Japon, on est moins romantique, plus hygiéniste aussi sans doute : les parents jettent la dent sur le toit de la maison.

Il s’agit d’un non événement auquel je m’autorise à apporter de l’importance, la dissolution d’une angoisse ordinaire et dérisoire. En ce moment, les merdes s'agrègent à mon contact, pourtant c’est l’histoire de mon premier cheveu blanc que j’ai envie de raconter. Je crois dans la valeur de l’anodin, de l’anodin en tant que révélateur. Et puis, accorder de l’importance au microtraumatisme permet de l’étiqueter pour le mettre à distance. Non événement traumatique. Vaguement soulagée, je laisse tomber la tige de kératine qui disparaît au sol. Le béton gris du Starbucks est inégal dans ses motifs et sa coloration. Irrégularité standardisée, à la manière des moules à nuggets que MacDonald's expose dans ses cafés. J’ai parfois du mal à suivre le fil de mes pensées. Viens comme tu es.  





mercredi 15 avril 2015

Rhapsodie toxique pour poupées de son : splendeurs et misères du karaoké



Avant de m’expatrier, l'idée du karaoké ne m’était passée qu’une fois en tête. Sans que mes souvenirs soient très nets mais sans risquer de me tromper, je peux dire que j'étais alcoolisée. Il est probable que malgré la brume dans laquelle nous nous trouvions, mes comparses aient tenu le même raisonnement et que nos conclusions concordaient : aucun d'entre nous n'était disposé à chanter L’Aziza devant un parterre d’artistes contrariés dont rien ne garantissait la bienveillance. Une justesse toute relative compensée par une soif de partage au motif que quand la musique est bonne, ce serait nul de la garder pour soi. Problème : en sus d’un intérêt modéré pour la variété française, je chante faux. C'est la vie qui veut ça, et je n’ai jamais cherché à arranger les choses.

A Tokyo, c’est différent. Incontournable, l’activité est institutionnalisée. On paye à la demi-heure, à l’heure ou à la nuit pour prendre possession d’une pièce privative de deux ou trois m2 que l'on remplit d'une poignée d'amis. Les Japonais poussent parfois la fantaisie à aller chanter en couple ou en tribu, une dizaine de membres, tous âges confondus, pizza et ambiance Macumba des familles (tout est sous contrôle : sur le duo David Guetta/Akon, il est question d’une sexy fitch). Inutile de vous dire combien, en comparaison, nos repas dominicaux font de la peine.

La sélection musicale se construit en fonction de l'inspiration des présents, avec quelques incontournables (Bohemian Rhapsody, Life on Mars et Toxic), A titre personnel, depuis le jour où j'en ai eu marre d'être trop fébrile puis trop saoule pour me souvenir de ce que j’ai envie de chanter, le bloc-notes de mon téléphone comporte une liste pense-bête. J’autorise néanmoins mes comparses à ajouter leurs titres et j’évite de passer les miens dans l’ordre où je les ai notés (insoumission, quand tu nous tiens !).

Les premières fois sont difficiles. Lorsqu’après deux heures foutraques à essayer en vain de chanter Spaceman de Babylon Zoo, il faut débourser l’équivalent du cinquième de ses revenus hebdomadaires parce qu’on a mal compris le prix des boissons, on quitte l'endroit partagé entre l’excitation et l’envie de pleurer. Mais on revient, plus attentif à la tarification, et soucieux de trouver des chansons chantables.

Ainsi, pour 3 000 yens, il est possible de passer une nuit entière avec boissons et crème glacée à volonté. Alors on boit, on danse, on fume et on crie pendant une dizaine d'heures. Et l’exercice se révèle l’occasion de prises de consciences précieuses. La plus pénible est de découvrir que l’on ne connaît que le refrain de Brass In Pocket des Pretenders, confirmant que l’on n’a pas grand-chose en commun avec Scarlett Johansson. Pas même une perruque rose. Parce qu’une perruque payée une vingtaine d’euros et portée trois minutes — après ça démange et c’est désagréable — ça reste une mauvaise idée. Scarlett Johansson, elle s’en fout et c’est ce qui en fait un être exceptionnel. La même soirée attestera probablement de votre méconnaissance des paroles de Joe le Tax i— d’ailleurs incompréhensibles — l’occasion de remercier en silence vos parents pour cette faille. Entre chien et loup et à la frontière du coma éthylique, se révèlera enfin la part d’ombre de ceux qui vous filment chantant à tue-tête The Perfect Drug de Nine Inch Nails. Vidéo que, plusieurs mois plus tard, vous n’avez toujours eu pas la force de regarder.
 
A priori, l’expérience se veut le summum de la convivialité. C’est du moins ce que j’ai pensé jusqu’à ce qu’alors que nous prenions un verre, Megumi me lance : « Agathe, tu peux pas faire ça, tu peux pas voler les chansons des autres ! ». Regard interrogatif (yeux écarquillés et inexpressifs, sourcils relevés) lancé à l’assemblée et notamment au Français et à l'Américain également présents.

« — Mais euh... j'ai pas volé les chansons des autres...
— Si, tout le temps. Tu peux pas faire ça ! »

Indifférents au drame en train de se jouer, nos deux camarades laissèrent la conversation dériver sans que j'ai eu le temps de comprendre pour quoi j’étais jugée. Et puis quelques jours en arrière, j'ai compris. Pendant le cours de japonais, Noda-sensei évoqua l’hypothèse d’un convive ayant l'audace de chanter sur la chanson sélectionnée par un autre. Frustration et injustice. Dame da yo ! (Pas bien !!)

Pourtant les devantures affichent les images de groupes d'amis, dents très blanches, communiant autour d’un micro. Et maintenant je réalise : cette blondeur éclatante défiant les filtres sépia, tous des gaijin. Du coup, certaines choses s'éclairent : pourquoi à chaque fois que mes amis et moi avons demandé des micros supplémentaires, ils nous ont été refusés. Attendu que sur Barbie Girl d'Aqua, une grosse voix doit marmonner Come on Barbie, let's go party! — on ne peut pas se tromper, le texte passe en deux couleurs —, le groupe reçoit deux micros, quel que soit le nombre de convives.

Entre gaijin, sélectionner une chanson sur laquelle on chante seul, c'est une faute de goût. D’une part, il n’y aura personne pour couvrir votre voix qui déraille et écouter la version karaoké d'un titre qu'on ne connait pas, c'est comme regarder les photos de vacances des autres : dispensable. 


Reste la joie de chanter Call Me Maybe avec l'ami dont vous admiriez jusque-là la culture musicale sans faute.

Ou la joie de chanter Call Me Maybe avec n'importe qui.

Mais parce qu'à la gueule de bois s'ajoute l’incapacité à l’exprimer autrement que par croassements douloureux, les lendemains sont moins flamboyants. On le sait et pourtant on recommence. The Show Must Go On.

Bonus, si vous aviez accès à mon bloc-notes, vous trouveriez : A-Ha Take On Me, Carly Rae Jespen Call Me Maybe, Soft Cell Tainted Love, Kim Wilde Kids in America, France Gall Poupée De Cire, Poupée De Son, Dead or Alive You Spin Me Round, Frank Sinatra Sway, Nirvana Heart-Shaped Box, Billy Joel Uptwon Girl, Britney Spears Toxic, The Offspring Self Esteem, Johnny Cash Ring Of Fire, Kylie Minogue In My Arms, INXS I Need You Tonight, The Smiths How Soon Is Now, The Spice Girls Wannabe, Blondie Call Me,  Justin Timberlake What Comes Around Goes Around, Ace of Base All That She Wants, David Bowie Life On Mars, Blur Boys And Girls, David Guetta Sexy Bitch, Harry Belafonte Jump In The Line, Aqua Barbie Girl, Crazy Town Butterfly, Tom Jones What’s New Pussy Cat, Joy Division Love Will Tear Us Apart, Nickelback How You Remind Me, Queen Bohemian Rhapsody, Pixies Debaser, Lana Del Rey Video Games, Depeche mode Your Own Personal Jesus, The Smiths There Is A Light That Never Goes Out, Goo Goo Dolls Iris, New Order Blue Monday; Garbage Only Happy When It Rains, Blondie One Way or Another, Gala Freed from Desire, etc.

mardi 10 février 2015

Un an à Tokyo : état des lieux

 
Isu to baketsu zenzen chigau zenzen chigau, zenzen chigau (椅子とバケツ全然違う全然違う)


Un an que je suis arrivée, et l'une des seules choses que je peux affirmer c'est qu'une chaise et un seau, c'est complètement différent, complètement différent. C'est l'enseignement que j'ai tiré des longues heures de visionnage de la chaîne éducative de NHK.

Mon visa proche de sa date d'expiration, j'ai contacté une dizaine d'écoles de français et échangé avec trois d'entre elles. Aucune ne prévoyant de sponsoriser des employés, on m'a dispensée d'entretien. Après un rendez-vous tragique au pôle emploi, quelques échanges avec des chasseurs de têtes et une visite au service d'aide à l'emploi de la CCI France-Japon, j'abandonne dans l'immédiat l'idée de trouver une entreprise qui me sponsorise. Ironie du sort, le domaine qui recrute les non-japonophones, c'est... le recrutement. Et les avis concordent : des conditions de travail pénibles induisent un turnover massif. Le recrutement, c'est le Macdo du diplômé. Mettez-moi dans un open space 12 heures par jour avec impératif de faire du chiffre et, à Tokyo comme ailleurs, la dépression ne se fera pas attendre. 

Mon bonheur reposant en grande partie sur la liberté que m'octroie mon style de vie, il est préférable de renoncer à un Graal douteux. Je me laisse trois mois avec un visa touristique pour finaliser mes projets de rédaction en envisageant l'étape suivante. Peut-être faudra-t-il payer une fortune afin d'obtenir un visa étudiant (l'année d'étude me reviendrait entre 5 000 et 6 000 euros), peut-être faudra-t-il passer à autre chose. 

Ferme ton sac, tu n'es pas au Japon ici !

Revenir en France à l'occasion des fêtes m'a amenée à remarquer certaines différences avec plus d'acuité. Résumant  les différences irréconciliables entre nos deux civilisations en un paragraphe, je dirais : en France, les gens traversent au rouge, détendus, et ils soufflent quand tu ne vas pas assez vite. Ils téléphonent dans le métro, et moi qui étais une habituée de la manœuvre, j'ai fini par considérer que c'était un gros manque de savoir-vivre. Certains mendient et les relous n'ont pas besoin d'être souls pour venir te parler. Les employés des magasins, quand ils n'ont pas envie de travailler, font la gueule. Ils n'auront pas ce sourire figé de rigueur ici comme en Australie où les caissières vous appellent Love et vous demandent comment-ça-va-aujourd'hui. Difficile de dire ce qui est pire. Le Nippon adore faire la queue de longues heures, ça le rassure sur la qualité de ce pour quoi il attend. Du coup, omatase shimashita, on est remercié d'avoir attendu, même quand on n'a pas attendu. Les vendeurs se baisseront pour ramasser un morceau de papier de la taille d'un confetti à l'extérieur de leur magasin. Les pansements sur les yeux, c'est sexy. Et une fois dans le métro, j'ai vu un jeune homme utiliser un ustensile cousin de la pique apéritif afin d'enfoncer sa paupière derrière le globe oculaire et ainsi agrandir son regard. Aussi éphémère que potentiellement dangereux. Plus mignon, en hiver, on croise des écoliers coiffés d'un bob, jambes nues. Enfin, les individus qui ne prennent pas la peine de se moucher et m'imposent de suivre le mouvement des glaires dans leur trachée me donnent des envies de meurtre.

Ma maîtrise de la langue est loin d'être satisfaisante. L'apprentissage des kanjis restent un défi majeur mais avec la poignée que je connais, et à défaut d'être capable de déterminer ce qu'une chose est, je peux dire ce qu'une chose n'est pas. Cette capacité me permet d'éviter de prendre n'importe quelle poudre pour une boisson soluble : ceci n'est pas du thé, c'est... autre chose. Tant que l'on ne se sent pas en danger, c'est drôle — et reposant — de ne comprendre que des bribes d'un langage. Au jour le jour, je n'utilise qu'une poignée d'adjectifs. Dans l'ordre : bien, délicieux, amusant, intéressant, joyeux/heureux. Il m'arrive plus rarement d'employer triste, histoire de montrer que je suis capable d'une large palette d'émotions. Quand je crois comprendre une question, je l'ai souvent comprise de travers. Du coup, j'ai peur de parler à la caissière du supermarché parce que depuis le temps, je devrais être en mesure de lui parler de la pluie du beau temps et de la France parce que j'ai cru comprendre qu'elle aimait bien. A défaut, je vais à une caisse où je sais que l'échange se limitera au minimum, c'est à dire à demander des baguettes jetables s'ils oublient de me les donner. 

Pas mariée, pas d'amis japonais, j'ai toute cette année servie d'exemple à Noda-sensei comme l'étrangère qui a raté sa sociabilisation. Sur les cinq femmes à suivre les cours de Taitō-Ku, deux ont suivi un mari expatrié, deux ont épousé un autochtone et il y a moi, la touriste pas vraiment fichue de se lier. Le fait est que même s'ils tiennent plus de la rhétorique que du réel agacement, mes c'est nul ! intempestifs ont fini par amuser certains locaux. Parce que AHAHAH, je suis la Française qui dit qu'elle n'est pas contente quand elle n'est pas contente. J'ai donc fini entourée de quelques personnes qui ont le bon goût de me supporter. Et alors que je n'ai aucune certitude quant à mon futur, c'est aussi agréable que frustrant. 

Maintenant se pose la question fatidique : Should I stay or should I go?

Je vois deux raisons de rester : je commence à peine à pouvoir utiliser mes rudiments linguistiques et en restant, je limiterais mon empreinte écologique (mise à mal par une année d'usage de baguettes jetables).

Ensuite, quitter le pays aujourd'hui me laisserait beaucoup de questions. Entre la nourriture et les 100 yens shops, si tout est si peu cher et d'aussi bonne qualité, où est le piège se demandait une de mes élèves. Si j'ai résolu le mystère du nombre impressionnant de téléphones à clapet encore en circulation (ici, ils sont appelés garakei, téléphones des Galapagos, mutants parce qu'offrant des fonctionnalités exclusives), certains mystères subsistent : Pourquoi les coquilles d’œufs sont-elles si blanches ? D'où vient la capacité des nippons à s'endormir dans les transports en commun (oui, les sièges chauffants de la Yamanote sont soporifiques) parfois sur l'épaule du voisin, parfois debout et, la plupart du temps, parvenir à se réveiller à la bonne station ? Pourquoi y a-t-il toujours un espace entre deux bâtiments ? Pourquoi tant de personnes souffrent de rachitisme ? Pourquoi seuls les adultes portent des masques chirurgicaux en hiver ? Pourquoi n'ai-je pas le droit d'utiliser mon portable dans le kaitensushi de Ueno ?


J'aurais aimé discuter avec des joueurs de pachinko, des otaku et les sans-abris d'Asakusa. J'aurais dû parler de l'homosexualité, des Burakumin et enquêter plus longuement sur le statut de la femme. J'aurais aussi aimé parler de sujets plus légers, comme l'existence d'une mascotte pour chaque institution. Je trouvais infantile ce bruit de clochette entendu sur le sillage de la moitié de la population, tous âges et sexes confondus. Depuis peu, moi aussi je fais un bruit de clochette en me déplaçant parce que Natsumi m'a offert une figurine de la mascotte de la préfecture de Gunma dont elle est originaire. Les mascottes, c'est un signe mignon du fait que ce pays déconne un peu. J'aurais aimé parler du camion Vanilla décoré de petites madames avec des dollars dans les yeux. Vanilla-AH-AH, Vanilla-AH-AH circule le week-end entre Shibuya et Shinjuku et chante une ritournelle très courte et entraînante invitant les femmes à se faire escort d'appoint pour arrondir leurs fins de mois.

J'ai aussi des raisons de partir. La première : devoir me battre pour un visa, la difficulté ne m'a jamais excitée. La seconde est qu'il n'y a aucune garantie que je trouve un emploi à l'issue d'une année d'étude intensive de la langue. Fuite en avant annoncée. Il peut être courageux de partir mais en ce qui me concerne, le courage, ce serait de rentrer en France. J'aimerais juste profiter du fait que personne ne dépend de moi et que, moi-même, je ne dépends de personne. Je continue à réfléchir à ce sur quoi je suis prête à céder : l'argent, le job insatisfaisant, chronophage et propice à la dépression, le mariage blanc ou gris — s'il peut s'agir d'une option sérieuse, mon éducation et mon pragmatisme faiblard m'empêchent de l'envisager plus de quelques secondes.

Maintenant quand j'entends du Nirvana, je me dis que je me ferais bien un karaoké et à défaut de m'apporter des réponses, j'y vois la preuve que tout est à sa place.


Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !