«
Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. Une
fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l’idée
reçue de prendre le contre-pied des idées reçues,
mathématiquement, les chances sont les mêmes pour tous et que de
temps gagné. Se fier aux apparences, confondre sciemment le décor
avec la pièce, ne jamais se fier aux apparences, confondre sciemment
le décor avec la pièce, ne jamais s’inquiéter de comprendre,
être là —
dasein
— et
tout vous sera donné par surcroît. Enfin un peu… » Chris Marker1
Une
des choses rapidement perturbantes ici, c'est ce flottement entre le poids d’une
solitude bien réelle et le souci, fait priorité, de garantir
l'harmonie du groupe.
Le Nippon ne reçoit pas chez lui et, par souci de faire primer le tatemae(le
consensus de façade) sur l'honne
(les
véritables opinions et désirs)2,
limite la plupart du temps sa conversation à des sujets
balisés.
Ai-je
pour autant le droit de proférer qu’il est moins bon en
relations interpersonnelles que le ressortissant d'un autre pays ?
Tentant
mais facile, trop. Puisqu'il faut faire avec le cliché, je dois au moins essayer de le détricoter.
Si sabishii (solitaire, isolé) est l'un des premiers adjectifs que les méthodes de japonais jugent utiles d'enseigner, je connais peu de mégapoles dont on vante la convivialité. La grande ville est synonyme d’anonymat, il n'y a rien de très japonais là-dedans. Par contre, l’une des spécificités du pays du Soleil-Levant est que, qu'il
s'agisse de solitude ou de n'importe quoi d'autre, les solutions —
parfois
effrayantes à les regarder d'un œil occidental —
abondent. L’isolement y est
donc un peu plus mis en scène qu'ailleurs, notamment par le développement d’une offre de
services visant à le tromper : déclinaison sans fin de cafés-concepts étranges, location d'amis, relations virtuelles de toutes sortes,
etc.
On
invite l'otakuà
la simulation de relations sentimentales sur Nintendo DS3,
et lorsqu'il évoque le fait que ces liens virtuels le dispense de chercher un(e) partenaire en trois dimensions, la
boucle est bouclée. Il en va de même pour les office
ladypréférant
la compagnie de jeunes hôtes aussi maquillés qu’inoffensifs à
une relation qu'elles craignent trop contraignante. Plus surprenant
encore, j'ai pu constater que si les sans abris de mon quartier se
connaissent tous, ce n'est pas pour autant qu'ils vont traîner
ensemble. Tout au plus se saluent-ils en se retrouvant le
matin au Macdonald's. Ils s'assoient ensuite chacun à leur table
puis passent le reste de la journée à vivre en parallèle les uns
des autres. Au Japon, la solitude est mieux qu’acceptable, elle est
choisie et revendiquée.
Moi-même,
il est possible que je m'y retrouve. Depuis mon arrivée, je n'ai
plus aucun problème à aller seule au restaurant. Jusque-là, l'idée
m'aurait parue idiote mais le restaurant japonais est pensé pour les gens seuls : on y mange alignés, face au cuisinier ou à la fenêtre. Faire la conversation n'est pas requis et je réalise à quel point c'est appréciable même si mon éducation m'a appris que le repas est un moment d'échange — peu importe, à la limite, le contenu de l'assiette. Alors le
Français est-il meilleur en société ? La question me paraît
d'autant plus difficile qu'étant ici sans attache, je rêve parfois
de devenir ermite urbaine. Le concept reste à préciser mais il me semble qu'observer les gens en limitant mes interactions avec eux au minimum pourrait très bien me rendre heureuse. Si l'être humain est un animal social, les soirées avec mes semblables m'embrument. Et les lendemains sont pénibles.
Plus japonaise qu'un Japonais, je deviens une asociale
qui ne tient pas l'alcool.
Peut-être faut-il alors revoir le prisme au travers duquel je considère cette maladresse. La différence majeure entre les sociétés française
et japonaise est que la première repose sur
la recherche de l'épanouissement individuel tandis que la seconde a pour objectif
la préservation de l'équilibre du groupe. De fait, ce que j'analyse comme une faiblesse sera perçu en terre nippone comme une vertu. Il est d'ailleurs assez ironique que la société où la recherche de la convivialité est la plus forte est aussi la plus individualiste. Et parce que le paradoxe est de rigueur, le
Japon est aussi la patrie du karaoke. Et je ne connais que peu
d’expériences plus intimes que de chanter faux, en cœur, un Call
Me Maybeou
un Baby,
One More Time.De
plus, Tokyo compte un nombre incalculable de restaurants, de bars et
d’izakayane
pouvant accueillir plus d'une dizaine de personnes. On y est saisi par l'impression improbable dans une ville de cette dimension que ce sont
les proches du patron qui font tourner son commerce. Et siles réunions nocturnes des salarymenrelèvent la plupart du temps de l'obligation de ne pas décevoir leur
supérieur, elles se font consciencieuses
beuveries, amenant une clientèle devenue étrangement joviale à repartir
en titubant — plus ou moins joyeusement selon le degré
d’alcoolisation de chacun.
Finalement, la
vraie question est celle de la corrélation entre l'harmonie de la société nippone et l'isolement d'une partie de ses membres. Je ne suis pas certaine que mon nouveau — et bref — statut d'ermite tokyoïte me suffira à en saisir toute la complexité. がんばります!4
Police
de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !
1Chris
Marker, Le
dépays,
Editions Herscher, 1982 cité dans Le
Goût de Tokyo,
textes choisi et présentés par Michaël Ferrier, Mercure de
France, collection Le Petit Mercure p.118., 2008
Incitation au divertissement criard, Akihabara représente par certains aspects le pire de la culture japonaise. Son Electric Town,
c'est d'abord la Chuo-dori le long de laquelle
s'enchainent plusieurs centaines de magasins d'électronique, une dizaine d'immenses game centers et plusieurs dizaines demaid cafés et autres cafés à chats, ninjas, catins-câlins, etc. Les déclinaisons semblent sans fin. On arrive intrigué et si l'amusement cède
parfois le pas à la
désolation, on repart avec des figurines pour
lesquelles s'est révélé un réel besoin. Ayant perdu tout recul, j'ai fini par sincèrement aimer l'endroit.
Don Quijote Akihabara, 7h27
Il est
6h20 quand je quitte Asakusa. Les poubelles et une poignée de piétons sont dans la rue. Seuls les konbini et le Don Quijote fonctionnent. J'aime ce moment de plein jour un peu mort et ça tombe bien, j'ai 45 minutes de marche devant moi pour en profiter.
7h04, le long des rails de la ligne Yamanote qui relie Ueno et Akihabara, je devance une
jeune femme souffrant de rachitisme. C'est une
des premières choses qui m'ont frappée au Japon : le nombre de personnes, généralement âgées, ayant les jambes arquées. Je n'ai trouvé que peu d'articles sur le sujet, alors qu'ici le problème est courant, voire banal.
7h10, j'arrive à la
station JR d'Akihabara. Sans surprise, seuls le Vie de France et quelques autres
chaines de café sont ouverts. J'achète un onigiri thon cru-wasabi au premier konbini venu. Les employés de bureau sont
en marche, je suis la
seule touriste.
7h27, je longe la Chuo-dori. Tous les stores sont baissés et de nombreux camions circulent. Je découvre que le Don Quijote est fermé. Electric Town vit au rythme des games centers et des magasins d’électronique, généralement ouverts entre 10h et 23h. Passé minuit, Akihabara
devient une ville fantôme. S'y aventurer à une heure tardive, c'est risquer de
se confronter à... rien.
Distributeur de ramen en canette
8h13, dans une petite rue, le premier
distributeur de boissons chaudes que je retrouve depuis le début de l'été est
un distributeur de soupes ramen en canette. Et ils ont
poussé le raffinement jusqu'à disposer des petites poupées en
tissus dans la vitrine. Plus de doute possible, les Japonais sont les rois
du merchandising.
10h05, les inévitables
touristes français s'engouffrent dans le Don Quijote qui vient
d'ouvrir. Pour moi, c'est l'heure de pister les otakus en costume cravate qui, plutôt que d'aller travailler, vont passer quelques heures dans une salle d'arcade.
10h18, J-pop mortifère et bruitages cacophoniques : Bienvenue au Sega Center, l'un des principaux game centers de la zone.
Il n'y a qu'au Japon que l'on peut
espérer gagner une tranche de saumon en peluche qui sourit. Je me dois d'essayer. Dans les secondes qui suivent, je perds 100 yens et ce qu'il me restait d'illusions quant à mon habileté.
Je poursuis mon ascension en sachant que chaque étage sera plus sombre, bruyant et enfumé que
le précédent. Au troisième niveau, je découvre l'existence d'un jeu de
simulation mettant en scène des écolières-chanteuses-zombies.
Je quitte l'endroit alors que les otakus confiants dans leur doigté expert prennent leurs marques sur les UFO
catchers. Ils pourraient essayer de gagner des bonbons ou des plats
cuisinés en sachet mais leur Graal s'avère généralement être une figurine aux proportions inhumaines. La culotte blanche ce
qu'il faut visible est un prérequis mais, ode à la diversité ou relents d'une insidieuse culture pédophile, la taille du bonnet de soutien-gorges reste variable.
11h03, en me promenant
dans les rues adjacentes, je tombe sur une boucherie. C'est une
grande vitrine à partir de laquelle la clientèle commandera depuis l'extérieur. Au Japon, le métier de boucher, mal considéré,
est réservé aux Burakumin, les personnes de la communauté. Ces derniers forment une véritable caste, victime d'une ségrégation qui remonte à la période féodale. Essayer d'en savoir plus reste difficile, surtout lorsqu'on arrive avec des questions candides— Mais pourquoi ? Depuis combien de temps ? — auxquelles les Japonais ne souhaitent généralement pas répondre. Le
sort des Burakumin reste un tabou majeur.
J'essaie de distinguer sur le visage du marchand un signe qui trahirait son
appartenance à une ethnie particulière et je me rappelle le "Chut, ils sont partout !" employé pour me faire taire par l'un de mes élèves que je questionnais sur le sujet. Je poursuis ma route.
11h27, de retour sur l'axe principal, je réalise que la foule est arrivée, les vendeurs haranguent le chaland au micro et la musique est
trop forte.
11h30, je croise ma
première soubrette de la journée qui, tout sourire, distribue ses
prospectus. Je m'arrête un moment pour l'observer. Ça n'a pas l'air de marcher très fort pour elle et je la
surprends à relâcher le sourire pour faire clairement la moue.
Quelques pas de danse suggérés par le manager qui lui
parle dans l'oreillette, elle reprend son sourire figé. La journée s'annonce longue.
11h50, j'ai faim mais entre
les maid cafés, les restaurants de spaghettis-bolognaise-œuf-sur-le-plat et les chaînes occidentales, je
sais que ce n'est pas à Akihabara que je vais vivre une grande
expérience culinaire. Mon seul espoir se trouve dans les rues adjacentes à la Chuo-dori où, après de longues minutes d’errance, je finis par tomber sur un restaurant qui m'inspire confiance.
Comme je tiens à peine sur mon
tabouret, je me demande comment font les gens aux dimensions
normales. J'arrive à la conclusion qu'ils débordent, c'est
inévitable. Le plat que je commande s'avère être parfaitement à mon
goût. Du riz ferme et tiède recouvert de nattō, de thon gras broyé et de différents condiments. Les fils du nattō relient élégamment ma bouche à mon bol, je suis enchantée. Un groupe de touristes chinois rejoint ma table. Ça se confirme, mon voisin
déborde même si, malin, il prend appui contre le mur derrière nous. Alors que je quitte les lieux, ce dernier affirme son statut de gaijin XL en recommandant une portion.
12h44, Macdonald´s Japon sort un milkshake parfum patate douce, en édition
limitée. Je découvre qu'en plus d'une belle couleur de glace à la
myrtille, il a un bon goût de tarte tatin, je suis séduite.
12h55,j'arrive au premier étage d'Akibazone, fief de l'otaku gavé au fan service. Sur fond de J-pop qui couine, je suis accueillie par un
irrrashaimase à la fois paresseux, mécanique et agressif. Cet
employé est probablement malheureux, en tous cas, il me fait peur.
Contemplant les images d'héroïnes de manga dénudées vendues autour de 20€ l'unité, je réalise que je perturbe les recherches d'un collectionneur d'une vingtaine d'années,
encore dans son costume de salarymen. Aux regards mauvais qu'il me lance, je peux le dire, il est agacé. Je vais donc trainer au rayon porno où là, par contre, les clients, absorbés par des images dégoulinantes de fluides corporels ou par le choix d'une housse de polochon sexy— oui : housse-de-polochon-sexy —, ne font pas cas de moi.
Après avoir fait le tour de l'étage consacré aux figurines, je décrète ne pas avoir absolument besoin d'un nouveau porte-clefs. J'ai de longues heures devant moi pour changer d'avis.
... parce que quand même, un porte-clefs, ça doit faire du bruit en tombant et le mien est en tissus, alors bon....
Et soudain, sur ma route, un petit taudis.13h39.
Je visite maintenant le Mandarake Complex et ses huit étages de produits bizarres/vintages. Chacune des huit boutiques a sa spécialité : bandes dessinées, poupées et monstres effrayants, voiturettes, jeux de société, souvent dans leur emballage d'origine. Antre du bizarre parfaitement agencé, l'endroit est enchanteur.
14h18, il est temps
d'aller voir ce qui se passe au Don Quijote. Le Donki d'Akihabara est plein de surprises : on peut y acheter une myriade de produits incroyables, y observer les otakuin vivo danser frénétiquement sur les arcades de DanceDanceRevolution,on peut aussi se rendre à la boutique AKB48attenante à la salle de concert du groupe où chaque soir, il est possible
d'assister au spectacle de l'une de ses quatre "équipe". Néanmoins, pour obtenir le sésame permettant de frapper l'air en
rythme avec son tube luminescent, la route est semée d'embûches. J'ai pour ma part été stoppée dans mon élan par la lecture des instructions
en ligne.
Nous avions discuté
du phénomène avec Natsumi, une de mes élèves proche de la trentaine.
Elle-même fan du groupe, elle
partage sa passion avec son mari, l'un et l'autre ayant leur membre préféré. Est-ce source de tensions ? Non, non... chacun sa préférée, c'est tout. Elle m'apprend que le groupe collectionne les records de ventes d'albums. La raison serait qu'avec chaque disque, on obtient ticket permettant de serrer la main
de l'une d'entre elle pendant 10 secondes. J'avais alors répondu en ouvrant de grands yeux, peut-être ai-je même laissé échapper un : "Oh putain..."
Mais aujourd'hui, la boutique est vide. J'apprends tout de même que leur 36ème et dernier Maxi Single
s'intitule Labrador Retriever.
...
LABRADOR RETRIEVER.
...
Comme les mots me
manquent, un intermède musical — de 6 minutes 30 — s'impose.
Je prends une photo avant
que l'une des caissières me hèle. Je me retourne, prenant mon meilleur air de gaijin idiote — la tête légèrement penchée sur
le côté, toujours — pendant qu'elle me fait signe que non, dame
desu. Je m'excuse et je pars.
15h, pour me remettre de ces émotions, je me rends au
café Moco. Sa décoration rétro, ce qu'il faut discordante et
ses fauteuils moelleux en font l'un des endroits les plus agréables du quartier. Leur sélection musicale est à la fois étrange et
discrète et j'aime la vieille dame lunaire qui gère le lieu. Cerise sur le gâteau, l'espace est fumeur. Il y flotte une légère
odeur que, bien que je sois non-fumeuse, je n'hésiterai pas à qualifier d'agréable — et il en
sera probablement de même pour quiconque a grandi auprès de parents
fumeurs.
Surprise que
le thé vert en glaçons broyés dans un verre de lait pour lequel
j'ai opté soit une bonne idée, jedécouvre
sur un prospectus tout ce que je rate en n'étant pas au café Maidream tout proche.
Dans un souci de transparence, je retranscris les informations au caractère près :
How to enjoy MAIDREAM
1. First. Forget all
bad memories you have.
2. Maids take you to
the seat.
3. Maids do an easy
celemony of dream candle.
4. Please oder
something you like. Maids will bring the food and drink Before you
eat maids do magic to make the food and drink more delicious.
5. Plus, if you oder
special menu (WAGAMAMA SET), you can see dance performance.
Before you eat maids
do magic to make the food more delicious. If you oder omelette rice
you can see maids drawing.
Pour ceux qui seraient
étrangers à l'anglais japonais, sachez qu'outre une
exhortation à oublier tous mes mauvais souvenirs, je passe à côté d'une petite
célémoniede bougie de rêve
(sic), de magie pour que ce que je suis sur le point d'ingérer
soit plus délicieux (sic) et, si je suis d'humeur à prendre un menu spécial,
d'une danse, voire de dessins au ketchup sur mon omelette —
évidemment, ces malheureuses ne peuvent pas savoir que je n'aime ni
l'omelette ni le ketchup.
Je ne vois pas le temps
passer mais à 16h10, je me sens obligée de partir. C'est une
mauvaise idée, parce que dehors rien n'a changé et il ne flotte pas
cette odeur étrangement réconfortante de cigarette.
Je traîne sans but dans les principaux
magasins d'électronique. Je m'ennuie un peu.
18h, la nuit est en train
de tomber, je reçois quelques gouttes sur le visage et un marginal
crie devant le poste de police. Ses propos n'ont pas l'air de beaucoup émouvoir les agents qui le regardent s'époumoner depuis leur guérite. Je sais au son de
sa voix qu'il est très contrarié, je ne suis pas en
mesure de déterminer pourquoi.
18h15, il pleut vraiment. Je me réfugie dans le premier magasin venu : le M's, sept niveaux entièrement consacrés au sexe. Est-ce la fatigue ou ces Libidolls au torse de petit garçon que l'on honore
au niveau du nombril ? Le fait est que croiser le
regard des clients, des hommes pour la plupart, me demande un réel effort. Me voilà devenue prude.
18h22, il s'est arrêté
de pleuvoir. Mouillée, ma chevelure est imprégnée d'une odeur de
cigarette qui ne suscite plus aucune nostalgie. Non, mes cheveux
puent. Je rentre à la maison.
Police
de la coquille, merci de me contacter
en cas de besoin !
Asakusa, c'est là où je vis, dans une petite rue en face
d’un love hotel : le Sting (Sutingu pour les
locaux). J'aime l'endroit, j'aime ses rues calmes. J'aime
aussi l'enfilade de boutiques de souvenirs, forcément cheap,
de la Nakamise qui mène au Sensō-ji, le plus vieux temple bouddhiste de la capitale.
Asakusa n’est pas ce que j’attendais de Tokyo. Avant d'y atterrir, tout ce que je savais c'est que je ne voulais pas d'un appartement
donnant sur les néons de Shinjuku ou sur le carrefour de
Shibuya. Je cherchais un endroit tranquille mais pas excentré,
correctement relié aux points névralgiques de la ville. Et j'ai trouvé. En sortant
de chez moi, on tombe sur un passage couvert qui abrite un maraîcher, un konbini, quelques restaurants et
cafés sombres. Mais on peut aussi marcher jusqu'à Ueno et
Akihabara ou rejoindre Shibuya en une demi-heure depuis la Ginza
line.
L'intérêt de passer 12 heures dans ses rues ? Peu importe. Plus exactement, il n'est pas nécessaire de déterminer un but à l'avance. Je sais juste que mon regard va balancer entre
celui de la touriste et celui de la locale et que ça fait partie du
jeu. Je sais qu'il est 5 heures du matin et que, depuis mon lit, j'entends tomber la pluie.
Décider de faire mon
reportage fin août, ça voulait dire ne pas traîner
dans la rue par 35°. Je réalise que ça veut aussi dire faire avec
le début de la seconde saison des pluies, l'akisame (秋雨,
pluie d'automne). Mais l'idée
d'être dehors à une heure indue, avec la satisfaction de faire un
truc qui ne rime à rien, m'aide à me mettre en mouvement.
5h20, il pleut. Je croise
un cycliste et un type qui promène son chien.
Je regrette de ne pas
pouvoir profiter pleinement du petit jour parce qu'au pays du
Soleil-Levant, l'aurore est un peu spéciale : elle surprend une ville
hyperactive encore endormie, et le moment est un peu irréel. Mais aujourd'hui, mes pieds sont mouillés et le ciel reste sombre. Non, la poésie n'est pas au rendez-vous.
Le pachinko
Sunshine et son gigantesque écran publicitaire — qui vante ces
derniers jours les qualités d'une troupe de prestidigitateurs
japonais from Las Vegas — sont éteints. Même si sous leur parapluie les gens sont plus volumineux, la rue est quasiment déserte.
5h30, deux Japonaises joyeusement avinées courent entre les gouttes. Elles défient la gravité à chaque
mouvement hasardeux de leurs 15 centimètres de talon. « C'est
par là, hein ! », à la traîne, un couple d'amis un peu
moins éméchés rigole gentiment.
5h40, j'arrive dans l'un
des principaux passages commerçants d'Asakusa, peuplé la nuit de sans domicile fixe installés dans leurs cartons-lits agencés comme des cercueils. Quelques uns sont
encore endormis, sourds au passage des premiers camions de
livraison. Je retrouve les autres au Macdonald´s.
Courbés, émaciés et le regard perdu, chacun à sa table, ils ont pris possession du rez-de-chaussée. Je commande un café glacé et vais
m'asseoir à l'étage. La population y semble plus hétérogène :
une jeune femme apprêtée dort en attendant le premier métro, beaucoup
lisent le journal.
6h15, alors je m'étonne que Macdonald's Japon programme du Herman Düne (c'est en fait Another Sunday Psalm de Leisure Society), un tonitruant « Ohayou! » me tire de mes réflexions. Je lève les yeux et vois trottiner l'une des emblèmes du quartier, une SDF-kogaru toujours lourdement maquillée et que je
soupçonnais jusque-là d'être muette tant son air hagard
donne l'impression que ce corps sec n'est plus qu'une coquille vide. Son « Bonjour ! » lancé à
la cantonade — ou à un ami sourd, je ne suis pas sûre —, elle ajoute quelques mots à l'adresse d'un client
et va s'asseoir seule.
Arrive la seconde figure
du quartier, une dame d'une soixantaine d'années que j'ai mis plusieurs semaines à identifier comme appartenant au clan des sans domicile. Après quelques minutes, la kogaru se lève.
Il est 6h21 et je fais de même. La
population du rez-de-chaussée n'a pas bougé. A la caissière qui me remercie de ma visite, je me retiens de répondre le « C'était un délice ! » de rigueur quand on quitte un restaurant. Un sourire gêné fera l'affaire.
6h27, dans une chaine de
restauration de grillade, un jeune couple partage un repas et un
cocktail fluo, je leur laisse.
Le Sensō-ji est déjà
actif. Il est possible de prier, de faire des vœux en lâchant
100 yens pour un mikuji (loterie sacrée) et de se
purifier avec l'encens qui fume déjà. Mais comme il pleut et qu'il
n'est pas encore 7h, le public n'est pas vraiment au
rendez-vous.
Nakamise, 6h38.
6h52, me revoilà à
l'entrée passage qui conduit chez moi, la journée s'annonce longue.
Bravant la pluie, une
dizaine de personnes fait la queue devant le WINS, le PMU japonais. Il n'ouvrira qu'à 9h mais qu'à cela ne tienne : l'avenir
appartient à ceux qui se lèvent tôt.
7h20,
au Don Quijote, ils ont une nouvelle boisson au citron et au
miel. En soi, l'idée n'est pas terriblement séduisante mais il
y a un arc-en-ciel et des abeilles dessinés sur la mini-canette, je comprends donc que j'en ai besoin.
Assise sur
la banquette du premier étage, je tombe sur celle que j'ai identifié comme la deuxième figure du quartier. Elle tient à me donner une poignée — une grosse poignée
— de gâteaux secs. J'en mange un et lui dis
qu'il est délicieux, c'est une des seules phrases que je maîtrise dans sa langue. Elle me pose des questions que je ne comprends
pas. Je lui demande si je peux la prendre en photo, elle est
d'accord. J'essaye de lui parler, je lui dis que je suis Française,
que j'apprends le japonais mais que c'est difficile. « Unn !»,
elle acquiesce, fin de la conversation. Une minute plus tard, elle se
lève et s'en va. Je lui dis à bientôt mais elle ne fait déjà
plus attention à moi. Je me retrouve seule, une
poignée de biscuits en vrac dans mon sac en toile. 7h29, l'heure d'aller regarder les vidéos des produits de régime à quelques pas de là.
Un groupe d'amies papote autour d'une tasse de thé anglais. Une jeune fille en blouse blanche apparaît dans un médaillon au coin de
l'écran. Elle leur explique des choses surement très intelligentes parce
qu'elle a des lunettes et un
porte bloc note. Nous découvrons un état des lieux avant/après chiffré
de chacune des buveuses de thé et la démonstration se termine sur
le clip musical de quatre jeunes femmes au décolleté profond et aux
qualités vocales discutables. La boîte est à 1380¥, je m'en veux un peu de passer à côté d'une si bonne affaire.
7h53, je quitte le Don Quijote avec ma canette et des chocolats
à la noix de macadamia pour ma nouvelle amie. Le quartier étant quadrillage en quelques
dizaines de minutes, je ne me donne pas une heure avant de la recroiser.
7h57, sans surprise, le mélange miel-citron n'a rien d'extraordinaire. Les balayeurs sont dans la rue,
les premiers touristes français aussi. On reconnait la Française à
son air blasé et au fait qu'elle ne finit pas sa boisson miel-citron, même s'il y a un arc-en-ciel dessiné dessus.
Les boutiques sont
fermées mais il ne pleut plus. Je passe prendre un café glacé à
emporter au Macdonald's tout proche. Je remarque que sont
disposés dans deux bacs colorés les objets oubliés par les
enfants. C'est très japonais et plutôt mignon, ce qui l'est moins
c'est de voir que les jouets sont triés par couleur. Au cas où vous auriez un doute : votre petit
garçon a oublié sa figurine verte, votre petite fille a oublié
son chouchou rose.
A défaut d'autre option, je décide d'errer sans
but.
Nakamise, 8h24.
8h43, le WINS n'est pas
encore ouvert mais c'est déjà un peu le bordel. Ceux qui étaient
là à 6h n'ont pas bougé mais autour d'eux sont venues se masser
plusieurs dizaines de joueurs et des agents de sécurité faisant des
annonces par mégaphone.
9h21, le WINS fourmille, il m'appelle.
A l'exclusion des bip bip des machines et de l'escalator qui
demande de faire attention, on n'entend que le bruit des journaux que
l'on froisse. Pas de demi pression mais un type se
balade, le regard dans le vide, avec sa canette 500 ml de Chu-Hi Lemon Strong. L'univers du PMU me paraît tout à coup plein de charme.
Je ne comprends pas
grand-chose de ce qui se passe mais je rejoins le flot de casquettes et de cannes en direction de l'escalator. A l'étage, il y a une trentaine
de distributeurs de tickets à 100¥ et un type en uniforme juché
sur un escabeau. Je lui demande si je peux prendre des photos,
descendu de son estrade, il me fait le signe que non, dame desu.
Tant pis, je ferai sans autorisation.
Je suis l'une des seules
femmes, probablement la plus jeune et visiblement la seule
occidentale. Inutile de dire que je dénote. D'ailleurs les Japonais d'habitude si discrets n'hésitent pas, pour certains, à me
dévisager. L'odeur me rappelle mon grand-père. Mon grand-père sentait donc le vieux. Il faut
que je sorte.
A l'extérieur, je
retrouve ma nouvelle amie captivée par l'un des écrans du bâtiment. J'attire son attention pour lui tendre ma boîte de chocolats. Elle recule, fait
de grands gestes de dénégation et crie quelque chose que je ne comprends pas. Bref, elle n'en veut pas de mes chocolats. Elle s'éloigne en me faisant un dernier signe de tête,
probablement pour me signifier que le dossier est clos. Un peu perturbée, j'en goûte
un. Il est très bon. Cette brave dame n'y connait rien.
10h, ouverture des
pachinkos environnants, le type à l'entrée du Pandora accueille les joueurs qui
faisaient la queue d'un gosaimaaaaasu culminant dans les aiguës. J'ai besoin de plus de chocolat.
Nakamise, 10h16.
10h20, je me souviens devoir acheter un disque dur portable en prévision du moment où je
renverserai du thé vert sur mon ordinateur. Il est donc l'heure
d'aller au magasin d'électronique de la gare d'Asakusa. Comme la
plupart des vendeurs sont tétanisés à l’idée de parler anglais,
aucun ne croise mon regard malgré leur irrashaimase mécanique.
Créer le besoin : je réalise qu'il me faut une liseuse et un appareil
photo. La tablette Nexus 7 offre-t-elle un confort de lecture suffisant ? L'Olympus SH-1 est-il suffisamment simple d'utilisation ? Une demi-heure plus tard, je quitte les
lieux bêtement excitée, sans avoir trouvé de disque dur.
Nakamise, 11h03.
11h09, le premier artiste
de rue s'est installé. Son truc, c'est de peindre des croutes
mystiques à la bombe et au rythme d'une sélection musicale alternant
entre le putassier et le grandiloquent. Au menu : des planètes, des étoiles et un public captivé.
11h26, je croise à nouveau le chemin de celle qui n'aime pas les chocolats. Comme j'ai peur qu'elle me
crie dessus, j'évite son regard et j'en ai honte.
Il me faut quelque chose de réjouissant. Je vais donc déjeuner d'une portion d'udon et de tempura de calamar dans l'un des restaurants les plus agréables du quartier. Il est tout en pin et ses immenses baies vitrées permettent aux clients sagement alignés de faire face à la rue. Un air de jazz en fond sonore discret, il flotte un léger parfum de citron. Je lorgne sur la commande de mon voisin : un magnifique beignet de légumes émerge de son bol et j'ai la certitude que le goût et à la hauteur de l'expérience visuelle.
Mon propre bol vidé, je quitte l'endroit d'autant plus à regret que dehors les vieillards hagards attendent toujours — mais quoi ? — devant le WINS.
13h, Les véhicules à
force humaine (jinrikisha)
sont arrivés. Boutiques de
souvenirs, pousse-pousses, artistes de rue, touristes : tout est en place. C'est l'heure
pour moi de prendre une dernière fois en photo la Nakamise avant de fuir la foule.
Nakamise, 13h00.
Après mon
troisième café glacé
— cette fois acheté au konbini et payé avec mon Pasmo, l'équivalent du Navigo parisien — , je décide
d'aller marcher le long de la rivière Sumida.
Un vieil homme dort au milieu de la foule tandis que des touristes en jupe courte prennent des poses
kawaii devant la statue d'un gros chat, lui-même kawaii.
13h40, si se promener au
bord de la rivière reste très agréable, au détour d'un
massif de fleurs, un autre vieillard est profondément endormi. Je ne suis même plus surprise. Est-ce le café ? J'ai un peu envie de crier et de rentrer me terrer chez moi.
15h, me voilà attablée au café avec Kouji. Un nouvel élève de 47 ans qui signe ses mails en tant qu'Unrivaled. Il m'explique que c'est son surnom et ça ne colle pas avec son air doux de non-compétiteur. Mais après tout, pourquoi pas : sans compétition, pas de rival. Kouji adore le Moulin Rouge, le Perrier, Paris et le
Mont-Saint-Michel. S'il m'avait dit aimer Nice et les macarons, j'aurais crié au carton plein.
Il est visiblement nerveux et les gens nerveux provoquent
en moi une sorte de neurasthénie-réflexe. Mon débit de
paroles se ralentit et ma prononciation se fait encore un peu plus
forcée. Je crois qu'inconsciemment je m'adresse à leurs neurones
miroirs et, soyons honnête, ça ne marche pas toujours. Mon attention se porte alors sur le t-shirt Marathon de Géradmer de Kouji et malgré mes trois cafés, je suis sur le point de m'endormir.
16h27: A quelques pas du toujours très actif WINS, l'artiste
mystique remballe ses croutes et un type fait tourner un
diabolo sur son doigt. Malheureusement, le public n'est pas au rendez-vous.
Le soleil que l'on a pas vu
beaucoup commence à décliner. Je repense à ces trop nombreuses fois où j'ai déclaré la bouche en cœur que, oh mais non, au Japon, il n'y a pas de sans-abris, et ma kogaru, assise impassible, m'en impose plus que jamais.
Police de la coquille,
merci de me contacter en cas de besoin !
La journée est à
marquer d'une pierre blanche : je suis invitée à déjeuner chez des
Japonais.
Je ne sais toujours pas
comment c'est arrivé tant on me l'a répété : les Japonais ne
reçoivent pas chez eux. Ils se retrouvent dans les izakaya où ils
boivent jusqu'à potron-minet mais, sorti du cercle
familial, jamais ils ne s'invitent les uns chez les
autres.
J'ai bien essayé d'avoir
des explications. A côté du «Chez nous c'est petit... » à
quoi il m'a fallu répondre que « prends les dimensions
d'un studio parisien, compte le nombre de personnes que l'on y fait contenir quand on organise une soirée et reviens me
parler de tes problème d'espace ».
Non, la meilleure réponse que j'ai réussi à obtenir c'est : « Oui,
mais on ne veut pas embêter les voisins ».
Là, j'ai réalisé que le Français est un malotru lavant sa conscience d'un Post-it qui dit en substance :
«
Cher loser qui n'a rien de prévu un samedi soir, dans les heures à venir nous allons faire du bruit et ça risque de t'empêcher de regarder la
télé. Mais comme tu es prévenu, épargne-toi de venir te plaindre. Tu
peux à la rigueur ramener une bouteille et faire semblant de
profiter de la soirée. »
Je suis donc invitée
chez la sœur de Kōji. Kōji est un jeune cuisinier à qui j'apprends le français parce qu'il souhaite poursuivre sa formation dans
l'hexagone — il est particulièrement intéressé par les liens qui
peuvent être tissés entre l'industrie du parfum et l'utilisation des aromates. C'est
aussi un garçon qui se mettra en quatre pour vous faire
plaisir et dont la sœur a, paraît-il, très envie de me rencontrer. Nous allons donc déjeuner
chez Saori où il a prévu de cuisiner pour elle et moi. Setagaya est à une demi-heure de
bus de Shibuya et j'habite à une demi-heure de métro de Shibuya.
Faites le calcul : je suis une aventurière du quotidien.
Ayant vu sur mon fil d'actualité Facebook que le Ricard était l'accessoire tendance de l'été japonais, j'ai
en tête de leur en apporter une bouteille. Mais pas de chance, le chic marseillais n'a visiblement pas séduit le magasin dans lequel je me trouve où le choix se résume à du Ballantine's et à quelques bouteilles de vin dont une de Bon
Marché (sic). Ce nom m'inspire autant que La Villageoise et j'ai épuisé mon quota aventure pour la journée, j'opte donc pour un dessert japonais traditionnel.
J'hésite un moment entre une boîte décorée — et remplie — de petites poules et un assortiment plus sobre de bouchées fourrées à l'anko (la
pâte de haricot rouge) à la belle couleur lie de vin. Les secondes ont l'air
délicieuses et je suis adulte : merde aux cocottes mignonnes.
Satisfaite
de mon achat, j'arrive avec un quart d'heure de retard à Shibuya alors que Tsutomu, le mari de mon hôte est venu nous chercher en
voiture. Si je déteste être en retard, je sens qu'il n'est pas nécessaire d'expliquer que
c'est à cause d'un conflit entre des poules et mes
velléités de faire des choix d'adulte — parce que la maturité ça
aurait été d'arriver à l'heure.
Dans la voiture, au dessus du GPS, il y a
une mini-TV qui diffuse une émission de divertissement. Je
suis intriguée :notre chauffeur arrive-t-il à conduire en regardant l'écran ?
« — Parfois.
— Ah. »
Arrivée chez les
Kuboyama, je suis soulagée de constater que le l'endroit est vivant : la
table n'est pas tout à fait mise, quelques jouets jonchent le sol de
la petite salle à manger et Saori ne m'attend pas engoncée dans un
kimono inconfortable.
«
Fais comme chez toi ! » me lance Kōji avant de rejoindre sa sœur en cuisine.
A vrai dire, je m'attendais à plus de
cérémonie, de courbettes et de malaise. Je me retrouve dans le
petit salon à jouer avec Tsutomu, Jin, leur fils, et Gombo, la
chienne, deux ans à eux deux.
Moment de remise en question : Tsutomu crie quelque
chose et Gombo court chercher une balle qu'elle lui rapporte. Je ne
souhaite à personne de passer à
côté d'un message que même le chiot a compris.
Je découvre que le smartphone factice de Jin dispose d'une application magie
noire. Ça se confirme : les Japonais savent vraiment s'amuser.
Prendre une photo ? Appeler maman ? Pourquoi ne pas invoquer Satan plutôt ?
Kuboyama-san reparti au travail, encouragé par le itterashai !
de sa femme, nous nous installons à table. Comme Kōji s'absente
régulièrement pour préparer une farandole de plats délicats, je
discute avec sa sœur qui me pose de nombreuses questions. Je me plie poliment à l'exercice. Elle est un peu surprise lorsque souhaitant savoir ce
que ma mère me préparait pour le goûter, je lui réponds
rien. J'ajoute que par contre ma grand-mère, elle, me faisait des crêpes
et du pain perdu. L'honneur de la France est sauf. Eux, ils
mangeaient du nikujaga, un mijoté de porc et de pommes de terre, qui s'avère être un classique de la cuisine familiale japonaise.
Je suis un peu plus embêtée quand elle me demande si je veux des
enfants. Ne parlant pas français, il y a peu de chance qu'elle ait
lu l'article de Rue
89 intitulé Être mère et le regretter : « Je me
suis fait un enfant dans le dos » qui, la veille, a
illuminé et perturbé ma journée. Il est d'autant plus compliqué
d'évoquer mes angoisses alors qu'elle-même y fait peut-être face
au quotidien. Je résume donc en disant que je ne suis pas sûre d'en
être capable.
Arrive l'heure du thé,
Saori me redit combien elle aime les manjū. Je réalise que ce que
j'avais pris pour une tentative maladroite de glisser un mot de
français désigne en fait les friandises que j'ai apportées. Nous les goûtons et, bien que sobre, je
m'entends, lyrique, disserter sur l'accord parfait entre le vert du thé...
vert et le rouge sombre de l'anko qui, sur sa coupelle
bleue, est encore plus beau. Je regrette un instant de ne pas
avoir Instagram pour immortaliser la scène embellie d'un filtre photo
fanée. Mes hôtes saluent mon choix ; je suis heureuse et j'en prendrais bien un deuxième.
Jusqu'ici, tout se passait bien :
Saori m'avait complimentée sur ma robe, ils avaient ri à ma lecture de Inai,
inai, ba (Coucou, qui est là ?) le livre que Kōji
m'avait mis entre les mains, nous avions parlé deSeitōshi Seiya (Les Chevaliers du Zodiaque) et de Maple Town Monogatari (Les Petits Malins)....
... Et j'ai ramené des manjū de Fukushima.
Embêtée et inquiète, je tente un : « — Et euh... Ça va ?
— Oui, oui,
notre grand-mère habite à Fukushima !
— Ah...»
Ils ne semblent pas plus émus que ça. Moi, je me dis que finalement, un seul petit gâteau, c'est peut-être mieux pour ma ligne.
J'ai quand même besoin de comprendre : Mais... euh... votre grand-mère, elle va bien ? Vous allez la voir ?
Oui,
oui, elle va bien. Avec la sobriété
de son anglais balbutiant, Saori se contente de me dire que le problème
avec Fukushima, c'est que ça va durer longtemps. Là-dessus se referme la parenthèse catastrophe nucléaire.
Lorsque je repars, Saori
m'offre un assortiment de biscuits GOUTER
de ROI. Très touchée, je me retiens de lui dire tout le mal que je pense des responsables du marketing
de la marque qui, sans foi ni loi, parviennent à vendre des
micro-biscottes au sucre et au beurre comme le symbole du raffinement français.
En chemin, je repense à homme qui m'avait expliqué habiter à Fukushima mais pas dans la zone contaminée. Fukushima, ça veut dire
île joyeuse. Je me dis que dans un univers parallèle, des friandises venues de l'île joyeuse, ça aurait été le cadeau parfait. Mais dans un univers parallèle, il y a aussi un roi qui mange des biscottes au sucre et au beurre et Satan attend mon coup de fil.
Police de la coquille,
merci de me contacter en cas de besoin !