dimanche 28 septembre 2014

Le Japonais est-il mauvais en société ?

« Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. Une fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l’idée reçue de prendre le contre-pied des idées reçues, mathématiquement, les chances sont les mêmes pour tous et que de temps gagné. Se fier aux apparences, confondre sciemment le décor avec la pièce, ne jamais se fier aux apparences, confondre sciemment le décor avec la pièce, ne jamais s’inquiéter de comprendre, être là dasein  — et tout vous sera donné par surcroît. Enfin un peu… » Chris Marker1

Une des choses rapidement perturbantes ici, c'est ce flottement entre le poids d’une solitude bien réelle et le souci, fait priorité, de garantir l'harmonie du groupe.  

Le Nippon ne reçoit pas chez lui et, par souci de faire primer le tatemae (le consensus de façade) sur l'honne (les véritables opinions et désirs)2, limite la plupart du temps sa conversation à des sujets balisés. Ai-je pour autant le droit de proférer qu’il est moins bon en relations interpersonnelles que le ressortissant d'un autre pays ? Tentant mais facile, trop. Puisqu'il faut faire avec le cliché, je dois au moins essayer de le détricoter.

Si sabishii (solitaire, isolé) est l'un des premiers adjectifs que les  méthodes de japonais jugent utiles d'enseigner, je connais peu de mégapoles dont on vante la convivialité. La grande ville est synonyme d’anonymat, il n'y a rien de très japonais là-dedans. Par contre, l’une des spécificités du pays du Soleil-Levant est que, qu'il s'agisse de solitude ou de n'importe quoi d'autre, les solutions  — parfois effrayantes à les regarder d'un œil occidental abondent. L’isolement y est donc un peu plus mis en scène qu'ailleurs, notamment par le développement d’une offre de services visant à le tromper : déclinaison sans fin de cafés-concepts étranges, location d'amis, relations virtuelles de toutes sortes, etc.

On invite l'otaku à la simulation de relations sentimentales sur Nintendo DS3, et lorsqu'il évoque le fait que ces liens virtuels le dispense de chercher un(e) partenaire en trois dimensions, la boucle est bouclée. Il en va de même pour les office lady préférant la compagnie de jeunes hôtes aussi maquillés qu’inoffensifs à une relation qu'elles craignent trop contraignante. Plus surprenant encore, j'ai pu constater que si les sans abris de mon quartier se connaissent tous, ce n'est pas pour autant qu'ils vont traîner ensemble. Tout au plus se saluent-ils en se retrouvant le matin au Macdonald's. Ils s'assoient ensuite chacun à leur table puis passent le reste de la journée à vivre en parallèle les uns des autres. Au Japon, la solitude est mieux qu’acceptable, elle est choisie et revendiquée.

Moi-même, il est possible que je m'y retrouve. Depuis mon arrivée, je n'ai plus aucun problème à aller seule au restaurant. Jusque-là, l'idée m'aurait parue idiote mais le restaurant japonais est pensé pour les gens seuls : on y mange alignés, face au cuisinier ou à la fenêtre. Faire la conversation n'est pas requis et je réalise à quel point c'est appréciable même si mon éducation m'a appris que le repas est un moment d'échange — peu importe, à la limite, le contenu de l'assiette.

Alors le Français est-il meilleur en société ? La question me paraît d'autant plus difficile qu'étant ici sans attache, je rêve parfois de devenir ermite urbaine. Le concept reste à préciser mais il me semble qu'observer les gens en limitant mes interactions avec eux au minimum pourrait très bien me rendre heureuse. Si l'être humain est un animal social, les soirées avec mes semblables m'embrument. Et les lendemains sont pénibles. Plus japonaise qu'un Japonais, je deviens une asociale qui ne tient pas l'alcool.

Peut-être faut-il alors revoir le prisme au travers duquel je considère cette maladresse. La différence majeure entre les sociétés française et japonaise est que la première repose sur la recherche de l'épanouissement individuel tandis que la seconde a pour objectif la préservation de l'équilibre du groupe. De fait, ce que j'analyse comme une faiblesse sera perçu en terre nippone comme une vertu. Il est d'ailleurs assez ironique que la société où la recherche de la convivialité est la plus forte est aussi la plus individualiste. 

Et parce que le paradoxe est de rigueur, le Japon est aussi la patrie du karaoke. Et je ne connais que peu d’expériences plus intimes que de chanter faux, en cœur, un Call Me Maybe ou un Baby, One More Time. De plus, Tokyo compte un nombre incalculable de restaurants, de bars et d’izakaya ne pouvant accueillir plus d'une dizaine de personnes. On y est saisi par l'impression improbable dans une ville de cette dimension que ce sont les proches du patron qui font tourner son commerce. Et si les réunions nocturnes des salarymen relèvent la plupart du temps de l'obligation de ne pas décevoir leur supérieur, elles se font consciencieuses beuveries, amenant une clientèle devenue étrangement joviale à repartir en titubant — plus ou moins joyeusement selon le degré d’alcoolisation de chacun. 

Finalement, la vraie question est celle de la corrélation entre l'harmonie de la société nippone et l'isolement d'une partie de ses membres. Je ne suis pas certaine que mon nouveau et bref statut d'ermite tokyoïte me suffira à en saisir toute la complexité. がんばります4

Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !
 
1Chris Marker, Le dépays, Editions Herscher, 1982 cité dans Le Goût de Tokyo, textes choisi et présentés par Michaël Ferrier, Mercure de France, collection Le Petit Mercure p.118., 2008

Always in love… 365days
Feel this love every day and night
You can see the endless lovestory.. LOVEPLUS”


4Ganbarimasu ! (頑張ります), en français : « Je vais faire de mon mieux ! »

mardi 16 septembre 2014

Récit : 12 heures dans l'Electric Town d'Akihabara

Incitation au divertissement criard, Akihabara représente par certains aspects le pire de la culture japonaise. Son Electric Town, c'est d'abord la Chuo-dori le long de laquelle s'enchainent plusieurs centaines de magasins d'électronique, une dizaine d'immenses game centers et plusieurs dizaines de maid cafés et autres cafés à chats, ninjas, catins-câlins, etc. Les déclinaisons semblent sans fin. On arrive intrigué et si l'amusement cède parfois le pas à la désolation, on repart avec des figurines pour lesquelles s'est révélé un réel besoin. Ayant perdu tout recul, j'ai fini par sincèrement aimer l'endroit.

Don Quijote Akihabara, 7h27

Il est 6h20 quand je quitte Asakusa. Les poubelles et une poignée de piétons sont dans la rue. Seuls les konbini et le Don Quijote fonctionnent. J'aime ce moment de plein jour un peu mort et ça tombe bien, j'ai 45 minutes de marche devant moi pour en profiter.

7h04, le long des rails de la ligne Yamanote qui relie Ueno et Akihabara, je devance une jeune femme souffrant de rachitisme. C'est une des premières choses qui m'ont frappée au Japon : le nombre de personnes, généralement âgées, ayant les jambes arquées. Je n'ai trouvé que peu d'articles sur le sujet, alors qu'ici le problème est courant, voire banal.

7h10, j'arrive à la station JR d'Akihabara. Sans surprise, seuls le Vie de France et quelques autres chaines de café sont ouverts. J'achète un onigiri thon cru-wasabi au premier konbini venu. Les employés de bureau sont en marche, je suis la seule touriste.

7h27, je longe la Chuo-dori. Tous les stores sont baissés et de nombreux camions circulent. Je découvre que le Don Quijote est fermé. Electric Town vit au rythme des games centers et des magasins d’électronique, généralement ouverts entre 10h et 23h. Passé minuit, Akihabara devient une ville fantôme. S'y aventurer à une heure tardive, c'est risquer de se confronter à... rien.

Distributeur de ramen en canette
8h13, dans une petite rue, le premier distributeur de boissons chaudes que je retrouve depuis le début de l'été est un distributeur de soupes ramen en canette. Et ils ont poussé le raffinement jusqu'à disposer des petites poupées en tissus dans la vitrine. Plus de doute possible, les Japonais sont les rois du merchandising.

10h05, les inévitables touristes français s'engouffrent dans le Don Quijote qui vient d'ouvrir. Pour moi, c'est l'heure de pister les otakus en costume cravate qui, plutôt que d'aller travailler, vont passer quelques heures dans une salle d'arcade.

10h18, J-pop mortifère et bruitages cacophoniques : Bienvenue au Sega Center, l'un des principaux game centers de la zone.

Il n'y a qu'au Japon que l'on peut espérer gagner une tranche de saumon en peluche qui sourit. Je me dois d'essayer. Dans les secondes qui suivent, je perds 100 yens et ce qu'il me restait d'illusions quant à mon habileté.


Je poursuis mon ascension en sachant que chaque étage sera plus sombre, bruyant et enfumé que le précédent. Au troisième niveau, je découvre l'existence d'un jeu de simulation mettant en scène des écolières-chanteuses-zombies.

Je quitte l'endroit alors que les otakus confiants dans leur doigté expert prennent leurs marques sur les UFO catchers. Ils pourraient essayer de gagner des bonbons ou des plats cuisinés en sachet mais leur Graal s'avère généralement être une figurine aux proportions inhumaines. La culotte blanche ce qu'il faut visible est un prérequis mais, ode à la diversité ou relents d'une insidieuse culture pédophile, la taille du bonnet de soutien-gorges reste variable.

11h03, en me promenant dans les rues adjacentes, je tombe sur une boucherie. C'est une grande vitrine à partir de laquelle la clientèle commandera depuis l'extérieur. Au Japon, le métier de boucher, mal considéré, est réservé aux Burakumin, les personnes de la communauté. Ces derniers forment une véritable caste, victime d'une ségrégation qui remonte à la période féodale. Essayer d'en savoir plus reste difficile, surtout lorsqu'on arrive avec des questions candides — Mais pourquoi ? Depuis combien de temps ? auxquelles les Japonais ne souhaitent généralement pas répondre. Le sort des Burakumin reste un tabou majeur.

J'essaie de distinguer sur le visage du marchand un signe qui trahirait son appartenance à une ethnie particulière et je me rappelle le "Chut, ils sont partout !" employé pour me faire taire par l'un de mes élèves que je questionnais sur le sujet. Je poursuis ma route.

11h27, de retour sur l'axe principal, je réalise que la foule est arrivée, les vendeurs haranguent le chaland au micro et la musique est  trop forte.

11h30, je croise ma première soubrette de la journée qui, tout sourire, distribue ses prospectus. Je m'arrête un moment pour l'observer. Ça n'a pas l'air de marcher très fort pour elle et je la surprends à relâcher le sourire pour faire clairement la moue. Quelques pas de danse suggérés par le manager qui lui parle dans l'oreillette, elle reprend son sourire figé. La journée s'annonce longue.

11h50, j'ai faim mais entre les maid cafés, les restaurants de spaghettis-bolognaise-œuf-sur-le-plat et les chaînes occidentales, je sais que ce n'est pas à Akihabara que je vais vivre une grande expérience culinaire. Mon seul espoir se trouve dans les rues adjacentes à la Chuo-dori où, après de longues minutes d’errance,  je finis par tomber sur un restaurant qui m'inspire confiance.

Comme je tiens à peine sur mon tabouret, je me demande comment font les gens aux dimensions normales. J'arrive à la conclusion qu'ils débordent, c'est inévitable. Le plat que je commande s'avère être parfaitement à mon goût. Du riz ferme et tiède recouvert de nattō, de thon gras broyé et de différents condiments. Les fils du nattō relient élégamment ma bouche à mon bol, je suis enchantée. Un groupe de touristes chinois rejoint ma table. Ça se confirme, mon voisin déborde même si, malin, il prend appui contre le mur derrière nous. Alors que je quitte les lieux, ce dernier affirme son statut de gaijin XL en recommandant une portion.
12h44, Macdonald´s Japon sort un milkshake parfum patate douce, en édition limitée. Je découvre qu'en plus d'une belle couleur de glace à la myrtille, il a un bon goût de tarte tatin, je suis séduite.

12h55,j'arrive au premier étage d'Akibazone, fief de l'otaku gavé au fan service. Sur fond de J-pop qui couine, je suis accueillie par un irrrashaimase à la fois paresseux, mécanique et agressif. Cet employé est probablement malheureux, en tous cas, il me fait peur.


Contemplant les images d'héroïnes de manga dénudées vendues autour de 20€ l'unité, je réalise que je perturbe les recherches d'un collectionneur d'une vingtaine d'années, encore dans son costume de salarymen. Aux regards mauvais qu'il me lance, je peux le dire, il est agacé. Je vais donc trainer au rayon porno où là, par contre, les clients, absorbés par des images dégoulinantes de fluides corporels ou par le choix d'une housse de polochon sexy — oui : housse-de-polochon-sexy  —, ne font pas cas de moi.

Après avoir fait le tour de l'étage consacré aux figurines, je décrète ne pas avoir absolument besoin d'un nouveau porte-clefs. J'ai de longues heures devant moi pour changer d'avis.

... parce que quand même, un porte-clefs, ça doit faire du bruit en tombant et le mien est en tissus, alors bon....

Et soudain, sur ma route, un petit taudis.13h39.
Je visite maintenant le Mandarake Complex et ses huit étages de produits bizarres/vintages. Chacune des huit boutiques a sa spécialité : bandes dessinées, poupées et monstres effrayants, voiturettes, jeux de société, souvent dans leur emballage d'origine. Antre du bizarre parfaitement agencé, l'endroit est enchanteur.



14h18, il est temps d'aller voir ce qui se passe au Don Quijote. Le Donki d'Akihabara est plein de surprises : on peut y acheter une myriade de produits incroyables, y observer les otaku in vivo danser frénétiquement sur les arcades de DanceDanceRevolution, on peut aussi se rendre à la boutique AKB48 attenante à la salle de concert du groupe où chaque soir, il est possible d'assister au spectacle de l'une de ses quatre "équipe". Néanmoins, pour obtenir le sésame permettant de frapper l'air en rythme avec son tube luminescent, la route est semée d'embûches. J'ai pour ma part été stoppée dans mon élan par la lecture des instructions en ligne.

Nous avions discuté du phénomène avec Natsumi, une de mes élèves proche de la trentaine. Elle-même fan du groupe, elle partage sa passion avec son mari, l'un et l'autre ayant leur membre préféré. Est-ce source de tensions ? Non, non... chacun sa préférée, c'est tout. Elle m'apprend que le groupe collectionne les records de ventes d'albums. La raison serait qu'avec chaque disque, on obtient ticket permettant de serrer la main de l'une d'entre elle pendant 10 secondes. J'avais alors répondu en ouvrant de grands yeux, peut-être ai-je même laissé échapper un : "Oh putain..."

Mais aujourd'hui, la boutique est vide. J'apprends tout de même que leur 36ème et dernier Maxi Single s'intitule Labrador Retriever.

...
LABRADOR RETRIEVER.
...

Comme les mots me manquent, un intermède musical — de 6 minutes 30 — s'impose.


Je prends une photo avant que l'une des caissières me hèle. Je me retourne, prenant mon meilleur air de gaijin idiote — la tête légèrement penchée sur le côté, toujours — pendant qu'elle me fait signe que non, dame desu. Je m'excuse et je pars. 

15h, pour me remettre de ces émotions, je me rends au café Moco. Sa décoration rétro, ce qu'il faut discordante et ses fauteuils moelleux en font l'un des endroits les plus agréables du quartier. Leur sélection musicale est à la fois étrange et discrète et j'aime la vieille dame lunaire qui gère le lieu. Cerise sur le gâteau, l'espace est fumeur. Il y flotte une légère odeur que, bien que je sois non-fumeuse, je n'hésiterai pas à qualifier d'agréable — et il en sera probablement de même pour quiconque a grandi auprès de parents fumeurs. 

Surprise que le thé vert en glaçons broyés dans un verre de lait pour lequel j'ai opté soit une bonne idée, je découvre sur un prospectus tout ce que je rate en n'étant pas au café Maidream tout proche. 

Dans un souci de transparence, je retranscris les informations au caractère près :

How to enjoy MAIDREAM
1. First. Forget all bad memories you have.
2. Maids take you to the seat.
3. Maids do an easy celemony of dream candle.
4. Please oder something you like. Maids will bring the food and drink Before you eat maids do magic to make the food and drink more delicious.
5. Plus, if you oder special menu (WAGAMAMA SET), you can see dance performance.
Before you eat maids do magic to make the food more delicious. If you oder omelette rice you can see maids drawing.

Pour ceux qui seraient étrangers à l'anglais japonais, sachez qu'outre une exhortation à oublier tous mes mauvais souvenirs, je passe à côté d'une petite célémonie de bougie de rêve (sic), de magie pour que ce que je suis sur le point d'ingérer soit plus délicieux (sic) et, si je suis d'humeur à prendre un menu spécial, d'une danse, voire de dessins au ketchup sur mon omelette — évidemment, ces malheureuses ne peuvent pas savoir que je n'aime ni l'omelette ni le ketchup.

Je ne vois pas le temps passer mais à 16h10, je me sens obligée de partir. C'est une mauvaise idée, parce que dehors rien n'a changé et il ne flotte pas cette odeur étrangement réconfortante de cigarette. 

Je traîne sans but dans les principaux magasins d'électronique. Je m'ennuie un peu.

18h, la nuit est en train de tomber, je reçois quelques gouttes sur le visage et un marginal crie devant le poste de police. Ses propos n'ont pas l'air de beaucoup émouvoir les agents qui le regardent s'époumoner depuis leur guérite. Je sais au son de sa voix qu'il est très contrarié, je ne suis pas en mesure de déterminer pourquoi.

 18h15, il pleut vraiment. Je me réfugie dans le premier magasin venu : le M's, sept niveaux entièrement consacrés au sexe. Est-ce la fatigue ou ces Libidolls au torse de petit garçon que l'on honore au niveau du nombril ? Le fait est que croiser le regard des clients, des hommes pour la plupart, me demande un réel effort. Me voilà devenue prude.

18h22, il s'est arrêté de pleuvoir. Mouillée, ma chevelure est imprégnée d'une odeur de cigarette qui ne suscite plus aucune nostalgie. Non, mes cheveux puent. Je rentre à la maison. 

Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !

dimanche 7 septembre 2014

Récit : 12 heures dans les rues d'Asakusa

Asakusa, c'est là où je vis, dans une petite rue en face d’un love hotel : le Sting (Sutingu pour les locaux). J'aime l'endroit, j'aime ses rues calmes. J'aime aussi l'enfilade de boutiques de souvenirs, forcément cheap, de la Nakamise qui mène au Sensō-ji, le plus vieux temple bouddhiste de la capitale.

Asakusa n’est pas ce que j’attendais de Tokyo. Avant d'y atterrir, tout ce que je savais c'est que je ne voulais pas d'un appartement donnant sur les néons de Shinjuku ou sur le carrefour de Shibuya. Je cherchais un endroit tranquille mais pas excentré, correctement relié aux points névralgiques de la ville. Et j'ai trouvé. En sortant de chez moi, on tombe sur un passage couvert qui abrite un maraîcher, un konbini, quelques restaurants et cafés sombres. Mais on peut aussi marcher jusqu'à Ueno et Akihabara ou rejoindre Shibuya en une demi-heure depuis la Ginza line.

L'intérêt de passer 12 heures dans ses rues ? Peu importe. Plus exactement, il n'est pas nécessaire de déterminer un but à l'avance. Je sais juste que mon regard va balancer entre celui de la touriste et celui de la locale et que ça fait partie du jeu. Je sais qu'il est 5 heures du matin et que, depuis mon lit, j'entends tomber la pluie.


Décider de faire mon reportage fin août, ça voulait dire ne pas traîner dans la rue par 35°. Je réalise que ça veut aussi dire faire avec le début de la seconde saison des pluies, l'akisame (秋雨, pluie d'automne). Mais l'idée d'être dehors à une heure indue, avec la satisfaction de faire un truc qui ne rime à rien, m'aide à me mettre en mouvement.

5h20, il pleut. Je croise un cycliste et un type qui promène son chien. 


Je regrette de ne pas pouvoir profiter pleinement du petit jour parce qu'au pays du Soleil-Levant, l'aurore est un peu spéciale : elle surprend une ville hyperactive encore endormie, et le moment est un peu irréel. Mais aujourd'hui, mes pieds sont mouillés et le ciel reste sombre. Non, la poésie n'est pas au rendez-vous.

Le pachinko Sunshine et son gigantesque écran publicitaire — qui vante ces derniers jours les qualités d'une troupe de prestidigitateurs japonais from Las Vegas — sont éteints. Même si sous leur parapluie les gens sont plus volumineux, la rue est quasiment déserte. 

5h30, deux Japonaises joyeusement avinées courent entre les gouttes. Elles défient la gravité à chaque mouvement hasardeux de leurs 15 centimètres de talon. « C'est par là, hein ! », à la traîne, un couple d'amis un peu moins éméchés rigole gentiment.

5h40, j'arrive dans l'un des principaux passages commerçants d'Asakusa, peuplé la nuit de sans domicile fixe installés dans leurs cartons-lits agencés comme des cercueils. Quelques uns sont encore endormis, sourds au passage des premiers camions de livraison. Je retrouve les autres au Macdonald´s. Courbés, émaciés et le regard perdu, chacun à sa table, ils ont pris possession du rez-de-chaussée. Je commande un café glacé et vais m'asseoir à l'étage. La population y semble plus hétérogène : une jeune femme apprêtée dort en attendant le premier métro, beaucoup lisent le journal. 

6h15, alors je m'étonne que Macdonald's Japon programme du Herman Düne (c'est en fait Another Sunday Psalm de Leisure Society), un tonitruant « Ohayou! » me tire de mes réflexions. Je lève les yeux et vois trottiner l'une des emblèmes du quartier, une SDF-kogaru toujours lourdement maquillée et que je soupçonnais jusque-là d'être muette tant son air hagard donne l'impression que ce corps sec n'est plus qu'une coquille vide. Son « Bonjour ! » lancé à la cantonade — ou à un ami sourd, je ne suis pas sûre —, elle ajoute quelques mots à l'adresse d'un client et va s'asseoir seule.

Arrive la seconde figure du quartier, une dame d'une soixantaine d'années que j'ai mis plusieurs semaines à identifier comme appartenant au clan des sans domicile. Après quelques minutes, la kogaru se lève. Il est 6h21 et je fais de même. La population du rez-de-chaussée n'a pas bougé. A la caissière qui me remercie de ma visite, je me retiens de répondre le « C'était un délice ! » de rigueur quand on quitte un restaurant. Un sourire gêné fera l'affaire.

6h27, dans une chaine de restauration de grillade, un jeune couple partage un repas et un cocktail fluo, je leur laisse.


Le Sensō-ji est déjà actif. Il est possible de prier, de faire des vœux en lâchant 100 yens pour un mikuji (loterie sacrée) et de se purifier avec l'encens qui fume déjà. Mais comme il pleut et qu'il n'est pas encore 7h, le public n'est pas vraiment au rendez-vous.

Nakamise, 6h38.

6h52, me revoilà à l'entrée passage qui conduit chez moi, la journée s'annonce longue.

Bravant la pluie, une dizaine de personnes fait la queue devant le WINS, le PMU japonais. Il n'ouvrira qu'à 9h mais qu'à cela ne tienne : l'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt.

7h20, au Don Quijote, ils ont une nouvelle boisson au citron et au miel. En soi, l'idée n'est pas terriblement séduisante mais il y a un arc-en-ciel et des abeilles dessinés sur la mini-canette, je comprends donc que j'en ai besoin.

Assise sur la banquette du premier étage, je tombe sur celle que j'ai identifié comme la deuxième figure du quartier. Elle tient à me donner une poignée — une grosse poignée — de gâteaux secs. J'en mange un et lui dis qu'il est délicieux, c'est une des seules phrases que je maîtrise dans sa langue. Elle me pose des questions que je ne comprends pas. Je lui demande si je peux la prendre en photo, elle est d'accord. J'essaye de lui parler, je lui dis que je suis Française, que j'apprends le japonais mais que c'est difficile. « Unn !», elle acquiesce, fin de la conversation. Une minute plus tard, elle se lève et s'en va. Je lui dis à bientôt mais elle ne fait déjà plus attention à moi. Je me retrouve seule, une poignée de biscuits en vrac dans mon sac en toile. 7h29, l'heure d'aller regarder les vidéos des produits de régime à quelques pas de là.


Un groupe d'amies papote autour d'une tasse de thé anglais. Une jeune fille en blouse blanche apparaît dans un médaillon au coin de l'écran. Elle leur explique des choses surement très intelligentes parce qu'elle a des lunettes et un porte bloc note. Nous découvrons un état des lieux avant/après chiffré de chacune des buveuses de thé et la démonstration se termine sur le clip musical de quatre jeunes femmes au décolleté profond et aux qualités vocales discutables. La boîte est à 1380¥, je m'en veux un peu de passer à côté d'une si bonne affaire.

7h53, je quitte le Don Quijote avec ma canette et des chocolats à la noix de macadamia pour ma nouvelle amie. Le quartier étant quadrillage en quelques dizaines de minutes, je ne me donne pas une heure avant de la recroiser.

7h57, sans surprise, le mélange miel-citron n'a rien d'extraordinaire. Les balayeurs sont dans la rue, les premiers touristes français aussi. On reconnait la Française à son air blasé et au fait qu'elle ne finit pas sa boisson miel-citron, même s'il y a un arc-en-ciel dessiné dessus.

Les boutiques sont fermées mais il ne pleut plus. Je passe prendre un café glacé à emporter au Macdonald's tout proche. Je remarque que sont disposés dans deux bacs colorés les objets oubliés par les enfants. C'est très japonais et plutôt mignon, ce qui l'est moins c'est de voir que les jouets sont triés par couleur. Au cas où vous auriez un doute : votre petit garçon a oublié sa figurine verte, votre petite fille a oublié son chouchou rose.



 A défaut d'autre option, je décide d'errer sans but.


Nakamise, 8h24.

8h43, le WINS n'est pas encore ouvert mais c'est déjà un peu le bordel. Ceux qui étaient là à 6h n'ont pas bougé mais autour d'eux sont venues se masser plusieurs dizaines de joueurs et des agents de sécurité faisant des annonces par mégaphone.



9h21, le WINS fourmille, il m'appelle.

A l'exclusion des bip bip des machines et de l'escalator qui demande de faire attention, on n'entend que le bruit des journaux que l'on froisse. Pas de demi pression mais un type se balade, le regard dans le vide, avec sa canette 500 ml de Chu-Hi Lemon Strong. L'univers du PMU me paraît tout à coup plein de charme.

Je ne comprends pas grand-chose de ce qui se passe mais je rejoins le flot de casquettes et de cannes en direction de l'escalator. A l'étage, il y a une trentaine de distributeurs de tickets à 100¥ et un type en uniforme juché sur un escabeau. Je lui demande si je peux prendre des photos, descendu de son estrade, il me fait le signe que non, dame desu. Tant pis, je ferai sans autorisation.


Je suis l'une des seules femmes, probablement la plus jeune et visiblement la seule occidentale. Inutile de dire que je dénote. D'ailleurs les Japonais d'habitude si discrets n'hésitent pas, pour certains, à me dévisager. L'odeur me rappelle mon grand-père. Mon grand-père sentait donc le vieux. Il faut que je sorte.

A l'extérieur, je retrouve ma nouvelle amie captivée par l'un des écrans du bâtiment. J'attire son attention pour lui tendre ma boîte de chocolats. Elle recule, fait de grands gestes de dénégation et crie quelque chose que je ne comprends pas. Bref, elle n'en veut pas de mes chocolats. Elle s'éloigne en me faisant un dernier signe de tête, probablement pour me signifier que le dossier est clos. Un peu perturbée, j'en goûte un. Il est très bon. Cette brave dame n'y connait rien.

10h, ouverture des pachinkos environnants, le type à l'entrée du Pandora accueille les joueurs qui faisaient la queue d'un gosaimaaaaasu culminant dans les aiguës. J'ai besoin de plus de chocolat.

Nakamise, 10h16.

10h20, je me souviens devoir acheter un disque dur portable en prévision du moment où je renverserai du thé vert sur mon ordinateur. Il est donc l'heure d'aller au magasin d'électronique de la gare d'Asakusa. Comme la plupart des vendeurs sont tétanisés à l’idée de parler anglais, aucun ne croise mon regard malgré leur irrashaimase mécanique. Créer le besoin : je réalise qu'il me faut une liseuse et un appareil photo. La tablette Nexus 7 offre-t-elle un confort de lecture suffisant ? L'Olympus SH-1 est-il suffisamment simple d'utilisation ? Une demi-heure plus tard, je quitte les lieux bêtement excitée, sans avoir trouvé de disque dur.

Nakamise, 11h03.

11h09, le premier artiste de rue s'est installé. Son truc, c'est de peindre des croutes mystiques à la bombe et au rythme d'une sélection musicale alternant entre le putassier et le grandiloquent. Au menu : des planètes, des étoiles et un public captivé.

11h26, je croise à nouveau le chemin de celle qui n'aime pas les chocolats. Comme j'ai peur qu'elle me crie dessus, j'évite son regard et j'en ai honte. 

Il me faut quelque chose de réjouissant. Je vais donc déjeuner d'une portion d'udon et de tempura de calamar dans l'un des restaurants les plus agréables du quartier. Il est tout en pin et ses immenses baies vitrées permettent aux clients sagement alignés de faire face à la rue. Un air de jazz en fond sonore discret, il flotte un léger parfum de citron. Je lorgne sur la commande de mon voisin : un magnifique beignet de légumes émerge de son bol et j'ai la certitude que le goût et à la hauteur de l'expérience visuelle. 


Mon propre bol vidé, je quitte l'endroit d'autant plus à regret que dehors les vieillards hagards attendent toujours mais quoi ? devant le WINS. 

13h, Les véhicules à force humaine (jinrikisha) sont arrivés. Boutiques de souvenirs, pousse-pousses, artistes de rue, touristes : tout est en place. C'est l'heure pour moi de prendre une dernière fois en photo la Nakamise avant de fuir la foule.

Nakamise, 13h00.

Après mon troisième café glacécette fois acheté au konbini et payé avec mon Pasmo, l'équivalent du Navigo parisien — , je décide d'aller marcher le long de la rivière Sumida. 

Un vieil homme dort au milieu de la foule tandis que des touristes en jupe courte prennent des poses kawaii devant la statue d'un gros chat, lui-même kawaii.

13h40, si se promener au bord de la rivière reste très agréable, au détour d'un massif de fleurs, un autre vieillard est profondément endormi. Je ne suis même plus surprise. Est-ce le café ? J'ai un peu envie de crier et de rentrer me terrer chez moi.


15h, me voilà attablée au café avec Kouji. Un nouvel élève de 47 ans qui signe ses mails en tant qu'Unrivaled. Il m'explique que c'est son surnom et ça ne colle pas avec son air doux de non-compétiteur. Mais après tout, pourquoi pas : sans compétition, pas de rival. Kouji adore le Moulin Rouge, le Perrier, Paris et le Mont-Saint-Michel. S'il m'avait dit aimer Nice et les macarons, j'aurais crié au carton plein.

Il est visiblement nerveux et les gens nerveux provoquent en moi une sorte de neurasthénie-réflexe. Mon débit de paroles se ralentit et ma prononciation se fait encore un peu plus forcée. Je crois qu'inconsciemment je m'adresse à leurs neurones miroirs et, soyons honnête, ça ne marche pas toujours. Mon attention se porte alors sur le t-shirt Marathon de Géradmer de Kouji et malgré mes trois cafés, je suis sur le point de m'endormir.

16h27: A quelques pas du toujours très actif WINS, l'artiste mystique remballe ses croutes et un type fait tourner un diabolo sur son doigt. Malheureusement, le public n'est pas au rendez-vous.

Le soleil que l'on a pas vu beaucoup commence à décliner. Je repense à ces trop nombreuses fois où j'ai déclaré la bouche en cœur que, oh mais non, au Japon, il n'y a pas de sans-abris, et ma kogaru, assise impassible, m'en impose plus que jamais.

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jeudi 4 septembre 2014

... Et j'ai offert des friandises de Fukushima à mes hôtes.

La journée est à marquer d'une pierre blanche : je suis invitée à déjeuner chez des Japonais.

Je ne sais toujours pas comment c'est arrivé tant on me l'a répété : les Japonais ne reçoivent pas chez eux. Ils se retrouvent dans les izakaya où ils boivent jusqu'à potron-minet mais, sorti du cercle familial, jamais ils ne s'invitent les uns chez les autres.

J'ai bien essayé d'avoir des explications. A côté du « Chez nous c'est petit... » à quoi il m'a fallu répondre que « prends les dimensions d'un studio parisien, compte le nombre de personnes que l'on y fait contenir quand on organise une soirée et reviens me parler de tes problème d'espace ».

Non, la meilleure réponse que j'ai réussi à obtenir c'est : « Oui, mais on ne veut pas embêter les voisins ». Là, j'ai réalisé que le Français est un malotru lavant sa conscience d'un Post-it qui dit en substance : 

« Cher loser qui n'a rien de prévu un samedi soir, dans les heures à venir nous allons faire du bruit et ça risque de t'empêcher de regarder la télé. Mais comme tu es prévenu, épargne-toi de venir te plaindre. Tu peux à la rigueur ramener une bouteille et faire semblant de profiter de la soirée. »

Je suis donc invitée chez la sœur de Kōji. Kōji est un jeune cuisinier à qui j'apprends le français parce qu'il souhaite poursuivre sa formation dans l'hexagone il est particulièrement intéressé par les liens qui peuvent être tissés entre l'industrie du parfum et l'utilisation des aromates. C'est aussi un garçon qui se mettra en quatre pour vous faire plaisir et dont la sœur a, paraît-il, très envie de me rencontrer. Nous allons donc déjeuner chez Saori où il a prévu de cuisiner pour elle et moi. Setagaya est à une demi-heure de bus de Shibuya et j'habite à une demi-heure de métro de Shibuya. Faites le calcul : je suis une aventurière du quotidien.

Ayant vu sur mon fil d'actualité Facebook que le Ricard était l'accessoire tendance de l'été japonais, j'ai en tête de leur en apporter une bouteille. Mais pas de chance, le chic marseillais n'a visiblement pas séduit le magasin dans lequel je me trouve où le choix se résume à du Ballantine's et à quelques bouteilles de vin dont une de Bon Marché (sic). Ce nom m'inspire autant que La Villageoise et j'ai épuisé mon quota aventure pour la journée, j'opte donc pour un dessert japonais traditionnel.

J'hésite un moment entre une boîte décorée —  et remplie de petites poules et un assortiment plus sobre de bouchées fourrées à l'anko (la pâte de haricot rouge) à la belle couleur lie de vin. Les secondes ont l'air délicieuses et je suis adulte : merde aux cocottes mignonnes.


Satisfaite de mon achat, j'arrive avec un quart d'heure de retard à Shibuya alors que Tsutomu, le mari de mon hôte est venu nous chercher en voiture. Si je déteste être en retard, je sens qu'il n'est pas nécessaire d'expliquer que c'est à cause d'un conflit entre des poules et mes velléités de faire des choix d'adulte — parce que la maturité ça aurait été d'arriver à l'heure.

Dans la voiture, au dessus du GPS, il y a une mini-TV qui diffuse une émission de divertissement. Je suis intriguée : notre chauffeur arrive-t-il à conduire en regardant l'écran ?
« — Parfois.
— Ah. »

Arrivée chez les Kuboyama, je suis soulagée de constater que le l'endroit est vivant : la table n'est pas tout à fait mise, quelques jouets jonchent le sol de la petite salle à manger et Saori ne m'attend pas engoncée dans un kimono inconfortable.

« Fais comme chez toi ! » me lance Kōji avant de rejoindre sa sœur en cuisine.

A vrai dire, je m'attendais à plus de cérémonie, de courbettes et de malaise. Je me retrouve dans le petit salon à jouer avec Tsutomu, Jin, leur fils, et Gombo, la chienne, deux ans à eux deux.

Moment de remise en question : Tsutomu crie quelque chose et Gombo court chercher une balle qu'elle lui rapporte. Je ne souhaite à personne de passer à côté d'un message que même le chiot a compris.

Je découvre que le smartphone factice de Jin dispose d'une application magie noire. Ça se confirme :  les Japonais savent vraiment s'amuser.

Prendre une photo ? Appeler maman ? Pourquoi ne pas invoquer Satan plutôt ?

Kuboyama-san reparti au travail, encouragé par le itterashai ! de sa femme, nous nous installons à table. Comme Kōji s'absente régulièrement pour préparer une farandole de plats délicats, je discute avec sa sœur qui me pose de nombreuses questions. Je me plie poliment à l'exercice. Elle est un peu surprise lorsque souhaitant savoir ce que ma mère me préparait pour le goûter, je lui réponds rien. J'ajoute que par contre ma grand-mère, elle, me faisait des crêpes et du pain perdu. L'honneur de la France est sauf. Eux, ils mangeaient du nikujaga, un mijoté de porc et de pommes de terre, qui s'avère être un classique de la cuisine familiale japonaise.

Je suis un peu plus embêtée quand elle me demande si je veux des enfants. Ne parlant pas français, il y a peu de chance qu'elle ait lu l'article de Rue 89 intitulé Être mère et le regretter : « Je me suis fait un enfant dans le dos » qui, la veille, a illuminé et perturbé ma journée. Il est d'autant plus compliqué d'évoquer mes angoisses alors qu'elle-même y fait peut-être face au quotidien. Je résume donc en disant que je ne suis pas sûre d'en être capable.

Arrive l'heure du thé, Saori me redit combien elle aime les manjū. Je réalise que ce que j'avais pris pour une tentative maladroite de glisser un mot de français désigne en fait les friandises que j'ai apportées. Nous les goûtons et, bien que sobre, je m'entends, lyrique, disserter sur l'accord parfait entre le vert du thé... vert et le rouge sombre de l'anko qui, sur sa coupelle bleue, est encore plus beau. Je regrette un instant de ne pas avoir Instagram pour immortaliser la scène embellie d'un filtre photo fanée. Mes hôtes saluent mon choix ; je suis heureuse et j'en prendrais bien un deuxième.

Examinant l'emballage,  Kōji s'exclame soudain : Fukushima !

Oh. Merde. Fukushima.

Jusqu'ici, tout se passait bien : Saori m'avait complimentée sur ma robe, ils avaient ri à ma lecture de Inai, inai, ba (Coucou, qui est là ?) le livre que Kōji m'avait mis entre les mains, nous avions parlé de Seitōshi Seiya (Les Chevaliers du Zodiaque) et de Maple Town Monogatari (Les Petits Malins)....

... Et j'ai ramené des manjū de Fukushima.

Embêtée et inquiète, je tente un :  « — Et euh... Ça va ?

 — Oui, oui, notre grand-mère habite à Fukushima !
 — Ah...»

Ils ne semblent pas plus émus que ça. Moi, je me dis que finalement, un seul petit gâteau, c'est peut-être mieux pour ma ligne.

J'ai quand même besoin de comprendre : Mais... euh... votre grand-mère, elle va bien ? Vous allez la voir ? 

Oui, oui, elle va bien. Avec la sobriété de son anglais balbutiant, Saori se contente de me dire que le problème avec Fukushima, c'est que ça va durer longtemps. Là-dessus se referme la parenthèse catastrophe nucléaire.

Lorsque je repars, Saori m'offre un assortiment de biscuits GOUTER de ROI. Très touchée, je me retiens de lui dire tout le mal que je pense des responsables du marketing de la marque qui, sans foi ni loi, parviennent à vendre des micro-biscottes au sucre et au beurre comme le symbole du raffinement français.



En chemin, je repense à homme qui m'avait expliqué habiter à Fukushima mais pas dans la zone contaminée. Fukushima, ça veut dire île joyeuse. Je me dis que dans un univers parallèle, des friandises venues de l'île joyeuse, ça aurait été le cadeau parfait. Mais dans un univers parallèle, il y a aussi un roi qui mange des biscottes au sucre et au beurre et Satan attend mon coup de fil.

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