mercredi 15 avril 2015

Rhapsodie toxique pour poupées de son : splendeurs et misères du karaoké



Avant de m’expatrier, l'idée du karaoké ne m’était passée qu’une fois en tête. Sans que mes souvenirs soient très nets mais sans risquer de me tromper, je peux dire que j'étais alcoolisée. Il est probable que malgré la brume dans laquelle nous nous trouvions, mes comparses aient tenu le même raisonnement et que nos conclusions concordaient : aucun d'entre nous n'était disposé à chanter L’Aziza devant un parterre d’artistes contrariés dont rien ne garantissait la bienveillance. Une justesse toute relative compensée par une soif de partage au motif que quand la musique est bonne, ce serait nul de la garder pour soi. Problème : en sus d’un intérêt modéré pour la variété française, je chante faux. C'est la vie qui veut ça, et je n’ai jamais cherché à arranger les choses.

A Tokyo, c’est différent. Incontournable, l’activité est institutionnalisée. On paye à la demi-heure, à l’heure ou à la nuit pour prendre possession d’une pièce privative de deux ou trois m2 que l'on remplit d'une poignée d'amis. Les Japonais poussent parfois la fantaisie à aller chanter en couple ou en tribu, une dizaine de membres, tous âges confondus, pizza et ambiance Macumba des familles (tout est sous contrôle : sur le duo David Guetta/Akon, il est question d’une sexy fitch). Inutile de vous dire combien, en comparaison, nos repas dominicaux font de la peine.

La sélection musicale se construit en fonction de l'inspiration des présents, avec quelques incontournables (Bohemian Rhapsody, Life on Mars et Toxic), A titre personnel, depuis le jour où j'en ai eu marre d'être trop fébrile puis trop saoule pour me souvenir de ce que j’ai envie de chanter, le bloc-notes de mon téléphone comporte une liste pense-bête. J’autorise néanmoins mes comparses à ajouter leurs titres et j’évite de passer les miens dans l’ordre où je les ai notés (insoumission, quand tu nous tiens !).

Les premières fois sont difficiles. Lorsqu’après deux heures foutraques à essayer en vain de chanter Spaceman de Babylon Zoo, il faut débourser l’équivalent du cinquième de ses revenus hebdomadaires parce qu’on a mal compris le prix des boissons, on quitte l'endroit partagé entre l’excitation et l’envie de pleurer. Mais on revient, plus attentif à la tarification, et soucieux de trouver des chansons chantables.

Ainsi, pour 3 000 yens, il est possible de passer une nuit entière avec boissons et crème glacée à volonté. Alors on boit, on danse, on fume et on crie pendant une dizaine d'heures. Et l’exercice se révèle l’occasion de prises de consciences précieuses. La plus pénible est de découvrir que l’on ne connaît que le refrain de Brass In Pocket des Pretenders, confirmant que l’on n’a pas grand-chose en commun avec Scarlett Johansson. Pas même une perruque rose. Parce qu’une perruque payée une vingtaine d’euros et portée trois minutes — après ça démange et c’est désagréable — ça reste une mauvaise idée. Scarlett Johansson, elle s’en fout et c’est ce qui en fait un être exceptionnel. La même soirée attestera probablement de votre méconnaissance des paroles de Joe le Tax i— d’ailleurs incompréhensibles — l’occasion de remercier en silence vos parents pour cette faille. Entre chien et loup et à la frontière du coma éthylique, se révèlera enfin la part d’ombre de ceux qui vous filment chantant à tue-tête The Perfect Drug de Nine Inch Nails. Vidéo que, plusieurs mois plus tard, vous n’avez toujours eu pas la force de regarder.
 
A priori, l’expérience se veut le summum de la convivialité. C’est du moins ce que j’ai pensé jusqu’à ce qu’alors que nous prenions un verre, Megumi me lance : « Agathe, tu peux pas faire ça, tu peux pas voler les chansons des autres ! ». Regard interrogatif (yeux écarquillés et inexpressifs, sourcils relevés) lancé à l’assemblée et notamment au Français et à l'Américain également présents.

« — Mais euh... j'ai pas volé les chansons des autres...
— Si, tout le temps. Tu peux pas faire ça ! »

Indifférents au drame en train de se jouer, nos deux camarades laissèrent la conversation dériver sans que j'ai eu le temps de comprendre pour quoi j’étais jugée. Et puis quelques jours en arrière, j'ai compris. Pendant le cours de japonais, Noda-sensei évoqua l’hypothèse d’un convive ayant l'audace de chanter sur la chanson sélectionnée par un autre. Frustration et injustice. Dame da yo ! (Pas bien !!)

Pourtant les devantures affichent les images de groupes d'amis, dents très blanches, communiant autour d’un micro. Et maintenant je réalise : cette blondeur éclatante défiant les filtres sépia, tous des gaijin. Du coup, certaines choses s'éclairent : pourquoi à chaque fois que mes amis et moi avons demandé des micros supplémentaires, ils nous ont été refusés. Attendu que sur Barbie Girl d'Aqua, une grosse voix doit marmonner Come on Barbie, let's go party! — on ne peut pas se tromper, le texte passe en deux couleurs —, le groupe reçoit deux micros, quel que soit le nombre de convives.

Entre gaijin, sélectionner une chanson sur laquelle on chante seul, c'est une faute de goût. D’une part, il n’y aura personne pour couvrir votre voix qui déraille et écouter la version karaoké d'un titre qu'on ne connait pas, c'est comme regarder les photos de vacances des autres : dispensable. 


Reste la joie de chanter Call Me Maybe avec l'ami dont vous admiriez jusque-là la culture musicale sans faute.

Ou la joie de chanter Call Me Maybe avec n'importe qui.

Mais parce qu'à la gueule de bois s'ajoute l’incapacité à l’exprimer autrement que par croassements douloureux, les lendemains sont moins flamboyants. On le sait et pourtant on recommence. The Show Must Go On.

Bonus, si vous aviez accès à mon bloc-notes, vous trouveriez : A-Ha Take On Me, Carly Rae Jespen Call Me Maybe, Soft Cell Tainted Love, Kim Wilde Kids in America, France Gall Poupée De Cire, Poupée De Son, Dead or Alive You Spin Me Round, Frank Sinatra Sway, Nirvana Heart-Shaped Box, Billy Joel Uptwon Girl, Britney Spears Toxic, The Offspring Self Esteem, Johnny Cash Ring Of Fire, Kylie Minogue In My Arms, INXS I Need You Tonight, The Smiths How Soon Is Now, The Spice Girls Wannabe, Blondie Call Me,  Justin Timberlake What Comes Around Goes Around, Ace of Base All That She Wants, David Bowie Life On Mars, Blur Boys And Girls, David Guetta Sexy Bitch, Harry Belafonte Jump In The Line, Aqua Barbie Girl, Crazy Town Butterfly, Tom Jones What’s New Pussy Cat, Joy Division Love Will Tear Us Apart, Nickelback How You Remind Me, Queen Bohemian Rhapsody, Pixies Debaser, Lana Del Rey Video Games, Depeche mode Your Own Personal Jesus, The Smiths There Is A Light That Never Goes Out, Goo Goo Dolls Iris, New Order Blue Monday; Garbage Only Happy When It Rains, Blondie One Way or Another, Gala Freed from Desire, etc.