Avant de m’expatrier,
l'idée du karaoké ne m’était passée qu’une fois en tête. Sans que mes souvenirs
soient très nets mais sans risquer de me tromper, je peux dire que j'étais
alcoolisée. Il est probable que malgré la brume dans laquelle nous nous
trouvions, mes comparses aient tenu le même raisonnement et que nos conclusions
concordaient : aucun d'entre nous n'était disposé à chanter L’Aziza devant un parterre d’artistes
contrariés dont rien ne garantissait la bienveillance. Une justesse toute relative compensée par une soif de partage au motif que quand
la musique est bonne, ce serait nul de la garder pour soi. Problème : en
sus d’un intérêt modéré pour la variété française, je chante faux. C'est la vie qui veut ça, et je n’ai
jamais cherché à arranger les choses.
A Tokyo, c’est différent. Incontournable, l’activité
est institutionnalisée. On paye à la demi-heure, à l’heure ou à la nuit pour prendre
possession d’une pièce privative de deux ou trois m2 que l'on
remplit d'une poignée d'amis. Les Japonais poussent parfois la fantaisie à
aller chanter en couple ou en tribu, une dizaine de membres, tous âges
confondus, pizza et ambiance Macumba des familles (tout est sous
contrôle : sur le duo David Guetta/Akon, il est question d’une sexy fitch). Inutile de vous dire
combien, en comparaison, nos repas dominicaux font de la peine.
La sélection musicale
se construit en fonction de l'inspiration des présents, avec quelques
incontournables (Bohemian Rhapsody, Life on Mars et Toxic), A titre personnel, depuis le jour où j'en ai eu marre
d'être trop fébrile puis trop saoule pour me souvenir de ce que j’ai envie de
chanter, le bloc-notes de mon téléphone comporte une liste pense-bête.
J’autorise néanmoins mes comparses à ajouter leurs titres et j’évite de passer les miens dans l’ordre où je les
ai notés (insoumission, quand tu nous tiens !).
Les premières fois
sont difficiles. Lorsqu’après deux heures foutraques à essayer en vain de
chanter Spaceman de Babylon Zoo, il
faut débourser l’équivalent du cinquième de ses revenus hebdomadaires parce qu’on
a mal compris le prix des boissons, on quitte l'endroit partagé entre l’excitation
et l’envie de pleurer. Mais on revient, plus attentif à la tarification, et
soucieux de trouver des chansons chantables.
Ainsi, pour 3 000
yens, il est possible de passer une nuit entière avec boissons et crème glacée
à volonté. Alors on boit, on danse, on fume et on crie pendant une dizaine
d'heures. Et l’exercice se révèle l’occasion de prises de consciences précieuses.
La plus pénible est de découvrir que l’on
ne connaît que le refrain de Brass In Pocket des Pretenders,
confirmant que l’on n’a pas grand-chose en commun avec Scarlett Johansson. Pas
même une perruque rose. Parce qu’une perruque payée une vingtaine d’euros et
portée trois minutes — après ça démange et c’est désagréable — ça reste une
mauvaise idée. Scarlett Johansson, elle s’en fout et c’est ce qui en fait un
être exceptionnel. La même soirée attestera probablement de votre méconnaissance des paroles de Joe le Tax i— d’ailleurs
incompréhensibles — l’occasion de remercier en silence vos parents pour cette
faille. Entre
chien et loup et à la frontière du coma éthylique, se révèlera enfin la part d’ombre de
ceux qui vous filment chantant à tue-tête The Perfect Drug de Nine Inch Nails. Vidéo que, plusieurs mois plus
tard, vous n’avez toujours eu pas la force de regarder.
A priori, l’expérience
se veut le summum de la convivialité.
C’est du moins ce que j’ai pensé jusqu’à ce qu’alors que nous prenions un
verre, Megumi me lance : « Agathe, tu peux pas faire ça, tu peux pas voler
les chansons des autres ! ». Regard interrogatif (yeux écarquillés et inexpressifs,
sourcils relevés) lancé à l’assemblée et notamment au
Français et à l'Américain également présents.
« — Mais euh...
j'ai pas volé les chansons des autres...
— Si, tout le temps. Tu
peux pas faire ça ! »
Indifférents au drame en train de se jouer, nos deux
camarades laissèrent la conversation dériver sans que j'ai eu
le temps de comprendre pour quoi j’étais jugée. Et puis quelques jours
en arrière, j'ai compris. Pendant le cours de japonais, Noda-sensei évoqua l’hypothèse d’un convive ayant
l'audace de chanter sur la chanson sélectionnée par un autre. Frustration et injustice.
Dame da yo ! (Pas bien !!)
Pourtant les
devantures affichent les images de groupes d'amis, dents très blanches, communiant
autour d’un micro. Et maintenant je réalise : cette blondeur éclatante défiant
les filtres sépia, tous des gaijin. Du coup, certaines
choses s'éclairent : pourquoi à chaque fois que mes amis et moi avons demandé
des micros supplémentaires, ils nous ont été refusés. Attendu que sur Barbie Girl d'Aqua, une grosse voix doit
marmonner Come on Barbie, let's go party!
— on ne peut pas se tromper, le texte passe en deux couleurs —, le groupe
reçoit deux micros, quel que soit le nombre de convives.
Entre gaijin, sélectionner une chanson sur
laquelle on chante seul, c'est une faute de goût. D’une part, il n’y aura personne
pour couvrir votre voix qui déraille et écouter la version karaoké d'un titre
qu'on ne connait pas, c'est comme regarder les photos de vacances des
autres : dispensable.
Reste la joie de
chanter Call Me Maybe avec l'ami dont
vous admiriez jusque-là la culture musicale sans faute.
Mais parce qu'à la
gueule de bois s'ajoute l’incapacité à l’exprimer autrement que par
croassements douloureux, les lendemains sont moins flamboyants. On le sait et
pourtant on recommence. The Show Must Go
On.
Bonus, si vous aviez accès à mon
bloc-notes, vous trouveriez : A-Ha Take
On Me, Carly Rae Jespen Call Me
Maybe, Soft Cell Tainted Love,
Kim Wilde Kids in America, France
Gall Poupée De Cire, Poupée De Son,
Dead or Alive You Spin Me Round, Frank Sinatra Sway, Nirvana Heart-Shaped
Box, Billy Joel Uptwon Girl, Britney
Spears Toxic, The Offspring Self Esteem,
Johnny Cash Ring Of Fire, Kylie Minogue In My
Arms, INXS I Need You Tonight, The Smiths How Soon Is
Now, The Spice Girls Wannabe,
Blondie Call Me, Justin Timberlake What Comes Around Goes Around, Ace
of Base All That She Wants, David Bowie Life On Mars, Blur Boys And Girls, David
Guetta Sexy Bitch, Harry Belafonte Jump In The Line, Aqua Barbie Girl, Crazy Town Butterfly, Tom Jones What’s New Pussy Cat, Joy Division Love Will Tear Us Apart, Nickelback How You Remind Me, Queen Bohemian Rhapsody, Pixies Debaser, Lana Del Rey Video Games, Depeche mode Your Own Personal Jesus, The Smiths There Is A Light
That Never Goes Out, Goo Goo Dolls Iris, New Order Blue Monday; Garbage
Only Happy When It Rains, Blondie One Way or Another, Gala Freed from Desire,
etc.