Rio à Akihabara (images : Tokyo Idols) |
Présenté
à Sundance en 2017, Tokyo Idols parle de jeunes filles
ambitieuses et de vieux messieurs perdus, incapables de se tenir
debout au cœur d’une économie chancelante. Le documentaire de
Kyoko Miyake (My Atomic Aunt, Brakeless...) évoque une
société en crise marquée par l’inaptitude de nombreux Japonais à
tenir le rôle rigide de mâle que la norme a dessiné pour eux.
Les
idoles au Japon sont pour la plupart de mignonnes adolescentes sans
talent particulier. Que ce soit via des clips vidéo, des sitcoms,
des plateaux télé, des magazines et des publicités, ces dernières
cannibalisent le paysage médiatique et font rêver le pays. Pas
toujours sorties de l'enfance, elles sont propulsées au cœur d'une
industrie musicale à la recherche de girls
next door ni
trop jolies, ni trop talentueuses (le public veut les voir évoluer
et se sentir impliqué dans leur évolution). Elles font leur début
dans des parcs ou devant des magasins, partageant avec entrain leur
pop sucrée. Devenues familières et portées par un public fervent
(dans le sens le plus strict du terme), elles vendent. Bientôt
associées à des marques de grande consommation, elles font vendre…
avant d’être éclipsées par une nouvelle génération.
Si
la centaine de membres d’AKB48 sont présentées comme les idoles
de la nation, les agences de talents se livrent à une compétition
sans merci pour développer des concepts propices à attirer et à
capter le public. Idoles endettées, en (supposé) surpoids,
octogénaires ou (prétendument) polygames… si la plupart de ces
concepts absurdes font long feu, certains s'institutionnalisent.
Le documentaire de Kyoko Miyake précise que l'archipel en compterait
10 000 et que les revenus générés par ces enfants
s’élèveraient à un milliard (de dollars ?) par an.
« En tant qu’idoles, nous avons une date d’expiration. Je n’ai jamais vraiment voulu être une idole. C’est un entraînement, mon vrai rêve c’est de devenir chanteuse. » (Rio)
Le
film suit Rio
Hiiragi entre ses 19 et 22 ans alors qu'elle tente de percer dans
l'industrie de la pop nipponne. Autour d’elle, Kouji, la
quarantaine, fan de la première heure, fidèle, fervent,
ainsi que d’autres idoles (toujours plus jeunes) et d’autres fans
(toujours plus perdus). Déroulant ses portraits sensibles, Kyoko
Miyake présente la complexité du lien entre l’idole et ses fans.
« Ce n’est pas une mode, c’est une religion »
Kouji
qui déclare dès l’introduction n’avoir jamais été passionné
à ce point par quoi que ce soit d’autre, le dit. Il est le meneur
des brothers, le fanclub de Rio. Ses membres se
retrouvent dans un box de karaoké pour répéter leurs
chorégraphies. Ils ne sont pas toujours en rythme, mais la ferveur
est là. Chez eux, on dépense, on se dépense ; on investit dans
l’idole comme dans une divinité à laquelle on adresse ses
prières.
« Elle est comme un miroir. Un miroir cher. Je me compare à elle. » (Kouji)
Les
fans se sentent investis d'une mission : ils accompagnent l'idole
dans la poursuite de ses rêves de gloire. En soutenant l’idole,
ses fans prennent une revanche sur leurs propres échecs.
Tokyo Idols (image tirée du film) |
« Si elles étaient plus vieilles, elles ne m’intéressaient pas. » (un fan d’Amore Carina)
Certains
des fans interviewés assument des prises de position problématiques
pour qui considère les femmes autrement que comme de jolis objets.
Ainsi, un supporter d’Amu (14 ans) avoue ressentir quelque chose
qui s’apparente à des sentiments amoureux ; tandis qu’un
fan d’Amore Carina explique que ces filles font vendre parce
qu’elles ne sont pas encore développées. À l’adresse de celles
et ceux qui voudraient avoir mal compris son message, il confirme :
« Si elles étaient plus vieilles,
elles ne m’intéressaient pas ».
Le
documentaire atténue le choc en cherchant des justifications auprès
d’experts : ces hommes
souffrent d'une incapacité chronique à communiquer avec l’autre
sexe. Le fan un peu obsessif, un peu marginal — alias
l'otaku — craint que ces jeunes filles fragiles ne deviennent des
femmes fortes, susceptibles de lui tenir tête et de le renvoyer à
sa condition de loser. Ainsi,
l’idole ne doit pas être menaçante ; elle se doit de
maintenir ses admirateurs dans leur position de supériorité.
Certains le relèvent : parce qu’une vraie relation
demanderait trop d’efforts, le fan se tourne vers des enfants en
espérant retrouver l'innocence perdue (ou rêvée ?). L’idole
panse les plaies de ses fans meurtris.
Mitacchi,
la soixantaine bien entamée, s’est amouraché de Yuka,
serveuse/idole dégingandée de 22 printemps. En racontant leur
rencontre, il est dans la retenue, très factuel. Il se souvient de
chaque détail comme s’il se remémorait un coup de foudre
réciproque. Sobrement, le sexagénaire relit à haute voix les
petits mots de sa belle. Les messages de Yuka sont gentils et parfois
clairement tendancieux : « (...) S’il te plaît reste
toujours auprès de moi, mon très cher Mitacchi (...) aimer et être
aimé en retour (...), personne ne te remplace mon cher Mitacchi. ».
« Elle m’a écrit ça », confirme le sexagénaire dans
une grande inspiration et un hochement de tête satisfaits.
De
son côté, Yuka explique avoir rejoint le groupe P.idl
pour gagner confiance en elle. Elle aime les challenges, elle aime
être exigeante avec elle même, elle voulait devenir mannequin et a
été élue Miss Campus (ses doigts filiformes se posent sur sa
poitrine). Son flot est robotique. « Mon chien m’a toujours
adorée, mais je ne suis pas habituée à ce degré d’adoration de
la part des hommes. »
Girl Power
Malgré
tout, Kyoko Miyake choisit de poser son fil conducteur sur une
success-story, celle de Rio qui chemine d’idole underground sur le
point d’être remisée du fait de son trop grand âge (21 ans) à
celui d’artiste s’émancipant de son étiquette d’idole.
Le
sujet est léger, le phénomène marginal, mais Tokyo Idols
captive. Seul bémol : ne pas donner un meilleur accès aux
coulisses. J'attendais des réponses plus claires à mes questions :
qui tire les ficelles, qui sont les managers, les producteurs et quel
est le degré d’indépendance des idoles dites indé ?
Et puisque le père semble presque toujours effacé du tableau,
j’aurais également aimé que Kyoko Miyake pousse plus loin
l'échange avec les mères des idoles, notamment celles de Yuzu
(Amore Carina) et d’Amu (Harajuku Story), respectivement âgées de
10 et 14 ans. L'empathie semble empêcher la réalisatrice de poser
les questions qui fâchent. Malgré tout, les thèmes abordés
(l'ambition, le sentiment de déclassement, le sexisme (plus ou
moins) ordinaire, les rapports de force insidieux) résonnent.
Mini-interview
de Kyoko Miyake :
Kyoko Miyake, réalisatrice de Tokyo Idols (source : Twitter) |
Votre
documentaire m’a donné l’impression qu’il y avait une face
positive de l’idole (Rio, que l’on voit comme indépendante,
déterminée et mature) et une face plus malsaine (parmi les filles
plus jeunes ou moins réfléchies, victimes potentielles d’un
public borderline). Qu’en pensez-vous ?
Je
voulais saisir la résilience de Rio. Pour moi, elle représente les
femmes qui parviennent à dépasser les limitations que la société
leur imposent. Donc, je voulais rendre hommage à sa force, sans pour
autant cautionner le contexte, à savoir une société sexiste.
Ceux
qui s’intéressent à l’univers des idoles japonaises relèvent
l’interdépendance entre l’idole et ses fans. Selon vous, où se
situe le rapport de force, et pour quelles raisons ?
Comme
vous le soulignez, il y a interdépendance, donc il est presque
impossible de situer le rapport de force. Toutefois, je dirais que
dans un contexte large, les fans ont le pouvoir dans la mesure où
ils jugent et sélectionnent les filles selon leurs préférences
(que ce soit parmi les mastodontes tels que AKB48 ou parmi les idoles
indépendantes, les concours et élections sont monnaie courante afin
de déterminer et de mettre en avant les filles les plus populaires,
NDLR). Mais dans un contexte plus
étroit, disons dans les relations interpersonnelles, l’idole peut
dominer et avoir un pouvoir énorme sur ses fans qui sont extatiques
si la fille leur montre de l’intérêt ou leur donne l’impression
de flirter avec eux et dépriment s’il leur semble avoir été mis
sur la touche par leur idole.
Avant
de regarder Tokyo Idols, je me demandais qui pouvaient être les
parents des idoles, qu’est-ce qui pouvait décider un parent à
envoyer une enfant de dix ans divertir un public d’hommes (parfois
en âge d’être leur grand-père) ? Pensez-vous qu’il y ait
un socle commun (artistique ou autre) entre eux ?
Ce
que j’ai vu chez beaucoup de parents (le plus souvent chez les
mères) c’est qu’ils savent ce qu’il advient lorsque la jeune
fille quitte l’enfance/l’adolescence. Donc, ils encouragent
volontiers leurs filles à profiter du pouvoir et des privilèges
liés à cette période tant qu’elle dure.
Pourquoi
terminer le documentaire sur la « promotion » de Rio en
tant qu’artiste/chanteuse ? Ne craignez-vous pas que cela
légitime les aspects les plus sombres de l’industrie ?
Comme
je l’ai dit plus tôt, je voulais montrer les difficultés que Rio
doit surmonter, ainsi que ses efforts pour devenir plus forte et pour
rencontrer le succès malgré les limitations que lui imposent la
société. Je ne vis plus au Japon, je n’ai donc plus à faire face
au sexisme et à la misogynie ordinaire nipponne, mais je ne voulais
pas minimiser les épreuves que Rio et beaucoup d’autres filles
doivent affronter pour survivre et réaliser leurs rêves au Japon.
Tokyo
Idols sera diffusé prochainement sur Arte et bientôt disponible sur
Netflix (dates à confirmer).
Site
de Kyoko Miyake : https://kyokomiyake.com/
Twitter
de Kyoko Miyake : https://twitter.com/kyokomiyake
Twitter
de Rio Hiiragi : https://twitter.com/HiiragiRio
Affiche de Tokyo Idols |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire