dimanche 14 décembre 2014

Tokyo, ses sans-abri et leurs cercueils-Transformers

"C'est pas juste, tout le monde écrit sur les sans domicile fixe japonais pour dire qu'ils existent. Comme si le Japon devait s'excuser d'avoir des SDF." 

J'aime discuter avec Francesc, même à jeun. Et Francesc n'est pas emballé par mon idée d'écrire sur les sans-abri d'Asakusa.

J'avais déjà évoqué le sujet en racontant ces 12 heures à traîner dans le quartier mais en essayant de me défendre, je réalise combien éviter le misérabilisme et ne pas enfoncer des portes ouvertes va être compliqué. Francesc marque un point : pourquoi s'étonner de l'existence au Japon d'un phénomène probablement universel ? 

Si je ressens le besoin d'en parler, c'est peut être à cause de cet homme qui, dans le passage couvert qui jouxte ma rue, s'est approprié un espace qui a tout de la chambre sans murs. A la nuit tombée, son lit en carton à même le sol, il lit ses mangas. J'ai souvent l'impression de violer son intimité alors que lui ne me prête aucune attention. 

C'est peut-être aussi parce que ma principale angoisse est de finir folle et, au terme de ma désocialisation, sans domicile fixe. Quand j'envisage cette perspective deux questions se posent : quels biens garder — version verre aux 3/4 vide du "qu'amener sur une île déserte ?"  — ? Avoir un chien ou pas ? Les sans-abri japonais n'ont pas de chien.

Mais silencieux, âgés et émaciés, ils constituent une communauté à part entière. Elle fait partie de mon environnement et représente quelque chose de hors-norme — au sein de la société nippone d'abord et par rapport à ce qui m'a été donné de voir de comparable ensuite —, je ne vois donc pas pourquoi je n'en parlerais pas.

Le Japon semble avoir à cœur de trouver une place à chacun. Tout y est strictement codifié, millimétré, chronométré, ordonné : il faudra une ou deux personnes pour, en pleine nuit, assurer la circulation d'une rue piétonne en travaux ; il faudra également des employés pour dire bonjour, merci et au revoir dans certains magasins. Alors des individus à la marge de cette mécanique si soigneusement huilée, ça fait désordre. Parce qu'eux-mêmes semblent avoir intégré l'idée, on les retrouve essentiellement au nord-est de la ville, dans l'arrondissement de Taitō.

Si la société japonaise a pour principal objectif de préserver son harmonie, elle est aussi très encline à instaurer et à maintenir des ségrégations plus ou moins visibles. Les sans-abri forment donc une communauté au sein d'une structure sociale où l'intégration se fait parfois au forceps et où l'exclusion est probablement plus violente qu'ailleurs. Si l'on en croit les articles et les études sur le sujet, ces hommes — majoritairement — se sont vus privés d'emploi suite aux fermetures d'usines causées par l'éclatement de la bulle spéculative au début des années 90, la décennie perdue.

Macdo, la nuit.

Depuis que je passe mes journées au Macdonald's, nous nous côtoyons. Si l'on ne se parle pas, le problème de la langue n'est qu'accessoire. Au cœur très touristique Asakusa, nous vivons sur deux calques posés sur une même carte postale. La plupart évolue au sein d'un espace circonscrit par deux Macdonald´s et le temple bouddhiste Sensō-ji, certains traînant avec eux un chariot de cannettes compactées.

Au premier coup d'œil, on voit juste beaucoup de personnes âgées. Ayant lu partout que le vieillissement de la population est l'un des problèmes majeurs de l'archipel, on ne s'étonne pas. Puis, on retrouve ces seniors assis, souvent seuls, le regard vide devant le WINS, le trop propre, gigantesque et déprimant PMU japonais. Au fil des jours, on finit par en reconnaître certains et par identifier des icônes comme la kogaru toujours impeccablement quoique lourdement maquillée ou sa camarade édentée qui m'a un jour offert des gâteaux secs.

Asakusa, sa kogaru
Est-ce parce qu'ils n'interpellent jamais les passants pour leur réclamer quoi que ce soit ? Est-ce grâce à l'association Sanyukai qui met notamment à leur disposition une cuisine et offre des soins gratuits au sein de sa clinique ? Les sans-abri tokyoïtes semblent mieux traités par la vie que ceux que l'on croise en Europe. Il est difficile de déterminer parmi les vieillards qui passent leur journée chez le géant du fast-food lesquels sont seulement désœuvrés et lesquels sont effectivement à la rue.

Mais une fois les boutiques fermées, les cartons s'alignent le long du principal passage marchand d'Asakusa. Leur agencement matérialise la rencontre du cercueil et du robot Transformers. La communauté devient presque visible.

Passage marchand d'Asakusa, un soir d'hiver vers 22h.

Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !


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