Comme je suis encore embarrassée d'idées reçues dont je ne sais pas
quoi faire, j’ai jusque-là cantonné mes réflexions à des
sujets futiles pour lesquels les erreurs d'analyse sont sans
conséquence : les toilettes et les love hotels.
Alors que j'écris ces lignes, je
ne prétendrais pas être intégré à la société japonaise. Il est probable que je ne le serai jamais. Et puis, encore faut-il que je
détermine ce qui, à mes yeux, scellerait mon intégration : être en mesure de
tenir une conversation en japonais ? Être invitée chez des
Japonais ? Recevoir tous les mois des fiches de paye japonaises
?.. Allier les trois pourrait être un bon début et nous n'y sommes pas encore.
Parce
qu'aller vers les gens me coûte, j'ai eu tendance à reporter la
tâche sine die. J'ai
donné priorité à l'administratif puis à la procrastination et il
a fallu attendre plusieurs mois pour que je décide de sortir de ma
coquille. Saisie de l'intuition que ce n'est pas en prenant des
clichés exotico-kawaii
pour mon Tumblr que je vais comprendre le Pays du Soleil Levant, j'ai entamé mon travail de socialisation.
Ici, la communication non-verbale est essentielle. Avant même
d'avoir accès à la langue, il faut se familiariser avec ses codes
et en premier lieu, la gestuelle : hochement de tête,
courbure du torse plus ou moins prononcée, signe OK, etc.
J’ai
encore du mal avec certains mouvements que je juge infantilisants :
avant-bras en croix pour indiquer la négative ou
l’interdiction — et souvent assorti d'un « dame! »
que
je traduirais volontiers par un « pas
bien ! » — ; le
doigt pointé en l’air pour indiquer un élément auquel il faut
prêter attention ou encore les vibrants bruits de succion supposés
confirmer que l'on apprécie ce que l'on mange. Non, je ne m'y fais
pas.
Par
contre, de la même façon que je suis surprise des modulations de ma
voix quand je parle japonais, il m'arrive d'emprunter certaines
attitudes à mes élèves. On peut donc parfois me voir l'air pensif,
la tête légèrement inclinée sur le côté, l'index sur le menton
et les yeux en l'air pour indiquer à mon interlocuteur que je suis en
train de réfléchir. Bientôt, je compterai en posant les doigts de
ma main gauche dans la paume de ma main droite.
Il faut en parallèle se familiariser avec les aizuchi, ces interjections qui font que votre interlocuteur acquiesce à un rythme régulier pendant que vous exposez votre point
de vue. Il peut ne pas être d'accord, il vous montre juste qu'il
vous écoute et qu'il comprend votre raisonnement. Dans le cas d'une
conversation en anglais, par contre, ses interjections peuvent seulement signifier
qu'il est attentif à votre flot de paroles... mais il peut tout aussi
bien ne pas avoir compris un traître mot de ce que vous venez de
dire — le Japonais et le Français ont en commun d'être fâchés avec les langues étrangères.
De mon côté, je m'entraîne à ponctuer mes phrases de la manière la plus juste :
Oishii,
ne ? → C'est délicieux, hein ?
Oishii,
yo ! → Putaing, c'est trop bon !
Pendant
plusieurs mois, je me suis entourée — volontairement ou non —
d'expatriés. J'ai donc commencé à traîner avec Megumi, une de
mes collègues du café de langue. Mais voir Megumi c'est un peu
tricher, parce que plutôt que de suivre le parcours traditionnel qui
aurait fait d'elle une office lady accomplie,
elle a voyagé. Elle a vécu en Écosse et en Italie. Son anglais est
parfait. Elle
m'explique qu'elle se sent très différente de ses amies de lycée
qui, selon elle, ne discutent que de sujets futiles.
Francesc, un ami barcelonais envoyé à Tokyo par son entreprise et inquiet à l'idée de ne pas pouvoir y trouver la femme de sa vie, évoquait, lui, une certaine immaturité de la gent féminine nippone. Ce n'est qu'en creusant avec les uns et les autres qu'est apparu le point suivant : ici, il est très mal vu de contredire son interlocuteur. Parler de la pluie, du beau temps et des vêtements que l'on envisage d'acheter permet de limiter les risques de dérapage.
Hiroki, 28 ans, me raconte qu'enfant, un de ses professeurs qui le
trouvait un peu trop impertinent l'a gentiment pris entre quatre yeux
pour lui expliquer qu'aller dans le sens de son interlocuteur est
une vertu. Natsumi, une de mes élèves, résume la situation en
utilisant cette image populaire au Japon : sur une ligne de
piquets, si l'un dépasse, il faudra taper dessus pour qu'il s'aligne
avec les autres (ou, selon le proverbe : le clou qui dépasse appelle le coup de marteau.).
Dans sa
quarantaine bien entamée, une
cliente du café de langue pour lequel je travaille expliquait un jour à ma table, qu'outre
l'intérêt de pratiquer son anglais, fréquenter ce type d'endroits
lui permet d'exprimer ses opinions plus librement
qu'elle ne pourrait le faire avec ses propres ami(e)s.
Chez
nous, échanger bruyamment sur des sujets polémiques
sera considéré comme la saine manifestation d'un bel esprit, voire
d'une franche amitié entre contradicteurs. Ayant vécu quelques mois à Strasbourg, Miki, une infirmière trentenaire, m'expliquait qu'au
milieu d'un groupe de Français, elle ne parvenait jamais à
s'exprimer. Le fait de tenter d'imposer son avis la met mal à
l'aise alors que nous autres Français, n'hésitons pas à disserter
en long, en large et en travers sur nos sentiments et points de vue —
pertinents ou non.
Miki voyait dans cette différence deux conceptions
antagonistes de la société. La première mettant en avant
l'individu, la seconde privilégiant l'harmonie au sein du groupe.
Cette dernière — s'oppose à et — prime sur l'opinion
individuelle. Préservation de
l'équilibre, retenue et souci permanent de ne pas heurter les
sentiments d'autrui, voilà la Sainte Trinité de la communication à
la japonaise. Même si entre amis proches, les échanges peuvent
être un peu moins policés et que les choses tendent doucement à
évoluer parmi les jeunes générations.
La
marge de manœuvre qui s'ouvre alors repose sur la dernière compétence à
maîtriser : kuukiwoyomu1,
la capacité à lire l'atmosphère ; autrement
dit, l'aptitude à comprendre les non-dits. Le sujet de la
communication est complexe et plusieurs décennies ne seraient pas de
trop pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Dans
le doute donc, abstiens-toi et acquiesce.
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