Travailler en tant
que figurante au Japon amène à faire des choses étranges. J'ai par
exemple accepté l'offre suivante :
ONEGAI
RANKING GOLD TV SHOW (TV Asahi)
We
are looking for:
1.
ALL RACE & SEX ! AGE GORUP FROM 18~40’S !
2.
YOU WILL BE WATCHING A VIDEO FROM YOU TUBE & MAYBE A SHOT INTERVIEW
[sic]
[sic]
Je crois comprendre qu'il s'agit de faire partie du public d'une émission TV, je me dis que ça peut être amusant. La paye est de 10000 ¥ cash (soit 73 €) et il n'y a pas de sélection. Banco.
23 juillet, 11h30, Forum 8 (Shibuya)
Inutile de vérifier l'adresse lorsque je vois la centaine de gaijins amassée dans la rue. L'image a un petit côté casting de la Nouvelle Star. Je ne reconnais personne et de toute façon, je n'ai pas envie de causer. J'espère juste qu'ils vont nous nourrir parce que j'ai faim.
11h50,
après avoir signé la feuille de présence, on s'installe dans une
salle de conférence, j'ai un badge à mon nom indiquant mon pays
d'origine et un porte bloc note.
12h15,
la salle est pleine. Je reconnais quelques figurants croisés sur des
tournages. Un type nous explique que nous allons devoir noter des vidéos. Ça semble un peu trop beau pour être vrai. Au vu des documents qu'on nous a remis, il y aura six séries
comportant entre dix et vingt séquences. Chacune sous une thématique
différente traduite dans un anglais approximatif : Unexpected
happening, Securtiy cameras, Rescue, Challenger daredevil, Wonderful:
natural phenomenon, Attacked by the animal and is the
pinch.
Les
images, pour la plupart vieilles de plusieurs années, ont été
trouvées sur Youtube ou sur Iskra
TV (que je découvre par la même occasion). Peu importe, la
tension est garantie par les comptes à rebours et les arrêts sur
image avant chaque effet dramatique. En prime, un animateur
nous gratifie de commentaires en japonais. La première bonne nouvelle, c'est que je vais rattraper les 20 ans de Vidéo Gag que j'ai de retard. La seconde, c'est
que ça va me permettre de réviser mon japonais : j'ai reconnu le mot "grand-mère",
je suis vachement contente.
Trois
cameramen tournent autour de nous pour filmer nos réactions. Je
fais la gueule et j'ai faim.
13h,
nous venons de finir la première série. La moyenne de mes notes
tourne autour de 4/10 et encore, je me trouve gentille. Un des types
vient caméra au poing me demander : dō
deshita ka?1
Je réponds en anglais —
et en grimaçant pour être plus explicite — que je n'ai pas aimé.
Il interroge donc mon voisin —
qui n'a pas beaucoup aimé non plus mais qui, lui, a des trucs à
raconter en japonais.
On
nous amène des bouteilles d'eau.
Nous
reprenons le visionnage. La salle rie très fort, la gent féminine
pousse des cris aigus parce que parfois ça fait peur et la série se clôt sous les applaudissements. J'ai l'impression
d'avoir intégré un programme de lavage de cerveau. L'hypothèse est
crédible.
13h37,
fin de la deuxième série. Peut-être parce que j'ai fait la gueule
tout le long, personne ne me demande ce que j'en ai pensé. Le
responsable de l'agence, lui, vient me voir pour me demander si je vais
bien. Pourtant, prise de remords ou déjà en cours de
conditionnement, j'ai mis
de meilleures notes.
Je
réalise que l'expérience est d'autant plus désagréable qu'elle me
rappelle l'examen du code de la route. Regarder une vidéo, choisir
le chiffre adapté. J'ai planté mon code à deux reprises.
J'envisage de partir mais je me rappelle que je suis payée pour être
ici.
Je
croise un Français qui avait joué mon mari sur un tournage précédent. Je
commence à vider mon sac, espérant trouver chez mon compatriote un
écho à ma douleur. Il me regarde sans que je puisse déchiffrer son
expression et me répond : ça va, y'a pire comme job !
Je
sais qu'il a raison. Suis-je à côté de la
plaque ? Probable. Oui, ça pourrait être pire : ils pourraient nous passer de
la makina en fond
sonore.
La
troisième série débute, elle s'intitule Rescue. Je trouve
ça un peu ironique. Profitant de la bonne humeur ambiante,
l'animateur nous invite maintenant à faire des standings ovation.
Il est 14h12, je reste assise et je voudrais manger.
Nouvelle
pause : nous apprenons que le déjeuner n'est pas pris en charge. Je
sors donc acheter deux onigiris dont un fourré aux alevins. Cet
onigiri reste la meilleure partie de l'expérience.
Il
est 15h30 quand à l'écran, un type se balance à moitié à nu au
dessus d'une fosse aux crocodiles, un morceau de viande accroché à
son slip. La salle est hilare. Sans savoir pourquoi, je pense au type
qui a noté mon bouquin 1 sur 5 sur Amazon. S'il était avec nous,
est ce qu'il rirait ? J'espère qu'il serait de ceux qui rient.
16h07,
fin des visionnages. La salle applaudit avec enthousiasme. Le cerveau débranché, je ne réalise
pas tout à fait que la fin est proche. On nous indique la date de diffusion, je ne prends pas la peine de l'inscrire à mon agenda. A défaut, j'intègre docilement la file qui se forme pour être payée. Temps de cerveau disponible. Bientôt je retrouverai mes
esprits, bientôt.
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