C’est
officiel, je viens d’obtenir un rôle sur un épisode de Torihada,
l'émission du lundi soir sur TV Asahi. Torihada, ça veut dire « chair de poule »
en japonais et l’émission présente des reconstitutions d’histoires
supposées effrayantes, le tout sous les « Eeeeehhh??!!! » et les « Oooohhh... » de
starlettes incrustées en médaillon au coin de l’écran.
Torihada dans ma télé le 10 août 2014 |
Ce type de programmes — dont
chaque chaîne à sa propre déclinaison — permet à un certain nombre de gaijins sinon de payer le loyer, du moins d'avoir vaguement l'impression d'être utile à quelque chose (tout en profitant de boissons et de repas gratuits).
Quelle
est l’importance de la qualité du jeu sur un Torihada ?
Premier
élément de réponse : jusque-là, je n’ai été que figurante et la sélection s’est faite sur photos. Pour avoir
pu observer la qualité du jeu des acteurs, je sais que les exigences sont
toutes relatives. A la télévision japonaise, les visages grimacent violemment pour un rien et les exclamations fusent. Si ce n’est pas surjoué, ce n’est
pas juste et celui qui serait considéré partout ailleurs comme un acteur raté — mis à part peut-être dans les pays produisant des telenovelas —,
aura toutes ses chances au pays du Soleil Levant. Mon degré de stress est donc au ras des pâquerettes, sans doute aussi
parce que, pour paraphraser Sarah Bernhardt, le trac ne viendra qu’avec le
talent. Et comme il n'est pas rare de rejoindre de l'équipe à 6h du matin pour ne tourner qu'un quart d'heure en début d'après-midi, le principal atout du gaijin sera sa patience.
Premier jour de tournage,
rendez-vous à 7h30 à Shibuya
7h14
: dans le métro, à ma droite sur la banquette, un type dans la vingtaine, les
jambes largement écartées de façon à ce que je ne puisse pas bouger. Il
n'arrête pas de se gratter pendant qu'il joue sur son téléphone. J'ai beau me
dire que c’est probablement un tic, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ses
peaux mortes tomber sur mon jean. Dans son costume-cravate, mon voisin de
gauche, lui, se cure discrètement le nez. Je ne prétendrai pas être à l’aise
mais je suis assise, alors je fais de mon mieux pour focaliser mon attention
ailleurs.
En
face de nous, une publicité pour une boisson alcoolisée propose de se « nettoyer »
grâce à ses 9° d'alcool. Les publicitaires sont des gens fascinants.
7h34 :
Je retrouve le groupe qui m’attend et m’excuse platement. Parmi eux, il y a
Marie, une Ukrainienne de 24 ans et Stéphane, Français bodybuildé, la trentaine
bien entamée. Ce sont deux figurants avec qui j’ai déjà fait plusieurs tournages
et que j’apprécie. Marie
parle couramment quatre langues et elle est au Japon depuis six ans. Dès nos
premiers échanges, elle m’a indiqué comment obtenir un visa étudiant à moindre frais et m’a conseillé
d’acheter une lessive anti-moisissure en été. Forcément, j’ai accroché. Stéphane,
s’il fait partie de la catégorie « bodybuildeurs dragueurs », est avant
tout un très gentil garçon. Marié à une Japonaise, lui aussi est à Tokyo depuis de longues années même si je ne suis
pas certaine qu’il y ait vraiment trouvé sa place.
Mauvaise
nouvelle, le petit déjeuner n’est pas pris en charge. On s’arrête donc au
konbini où chacun de nous achète ce dont il a besoin avant de rejoindre le
minibus qui nous amènera sur le lieu de tournage.
8h18
: En route, je questionne le manager en train de lire le script en
diagonale. Je m'appelle Audirian (C’est pas le nom d'une des sœurs de la
petite sirène, ça ?) et je meurs assassinée.... Et je crie pendant qu'on
m'assassine.. Et ma colocataire m'entend agoniser. Sweet, je conclus. J'ai donc confirmation que j'ai un vrai rôle (J’ai
un nom)… de fille qui meurt… sur
trois jours. Lente agonie, mais agonie vocale. Et le premier lieu de tournage n’est
pas à Tokyo mais à Yokohama.
Avec tout ça, je ne sais toujours pas à combien est tarifée l’agonie sonore au Japon.
Avec tout ça, je ne sais toujours pas à combien est tarifée l’agonie sonore au Japon.
Les vraies Leslie et Adrienne |
8h36 :
nous arrivons dans ce qui pourrait être un cottage anglais. J'en apprends un
peu plus sur mon rôle : je m’appelle en fait Adrienne, je suis Américaine,
j'ai 26 ans et ma colocataire sur le point de se marier veut venir me voir en
Australie et retarder son mariage. Fort marri, le futur marié (Stéphane) me tue et tue Leslie (Marie). Une fois
morte, j'aide un médium à identifier notre meurtrier.
Selon
le planning, le début du tournage est prévu à 11h. J’entame un café glacé en
discutant crimes passionnels avec Stéphane, mon meurtrier : il a beau être
gentil, il comprend, parce que quand tu pètes un plomb, tu pètes un plomb.
Ouais, bon, je retourne étudier mon japonais.
9h30 :
On enfile nos costumes : me voilà en pyjama.
Le manager me pose quelques questions
basiques en japonais :
« - Quel jour serons-nous demain ?
- Hmmmm… 11h30 ! (L’heure à laquelle
nous avons rendez-vous le lendemain). »
Gambarimasu![2]
Même si les agences
ont pour règle de rester floues, il
nous confirme que nous devrions être payés entre 20 et 25 000 ¥ par jour (entre
144 et 180€) du fait de notre statut de personnages principaux. Enfin, nous serions censés finir à 17h en ayant commencé à tourner à 11h. Et il est
déjà 11h20.
11h30 :
première prise dans laquelle je ne suis pas : le tueur monte les escaliers, en
titubant, avec sa capuche sur la tête.
11h40 : A l'étage, c'est l'heure pour Marie de se faire tuer. Moi, je continue à étudier au
rez-de-chaussée.
12h15 : Mon tour est venu de me faire trucider. Pour le premier plan, je dois sortir de ma
chambre, endormie, et rester cinq secondes dans le couloir à regarder le tueur avant
de courir me réfugier dans la chambre.
Problème : mon cerveau reptilien refuse de me laisser jouer l’étirement
d’émotions — ceux vus dans les changements de scène d’Amour, Gloire et Beauté — alors que je suis sur
le point de me faire poignarder. Il est difficile de ne rien comprendre
aux indications de jeu ou même pratiques de l’équipe technique ou du directeur.
En charge de la traduction, Josh me dit : ce n'est pas la vraie vie, c'est du jeu. Si tu vas trop vite, les gens ne comprennent pas, continue-t-il.
Il faut que je garde à l’esprit que ceci est une fiction.
Une fiction télévisée.
Une fiction télévisée japonaise.
Une fiction télévisée.
Une fiction télévisée japonaise.
Sans que je me l’explique
complètement, le petit écran semble épargné par le souci tout japonais du
détail. Les séquences
sont rarement reprises plus de trois fois. Et si je n’arrive pas à regarder mon
tueur, son couteau en plastique, mon tueur, son couteau plastique, cinq
secondes durant, ils meubleront autrement.
Finalement, après
avoir abusé de leur patience sans être parvenue à leur donner satisfaction,
l’équipe décide d’avancer dans la scène. Stéphane me poursuit maintenant dans
la chambre. Je lui lance des vêtements au visage — c’est
joli, ça vole partout —, il me plaque au sol, me
poignarde, j’agonise.
Entre
deux prises, les techniciens nous éventent. Gentillesse ou souci de prévenir toute perle de
transpiration sur nos fronts, j'apprécie le geste d'autant que la scène est relativement physique. D'ailleurs, les prises
successives à l’occasion desquelles je suis projetée à terre font que trois jours plus tard, j’aurai encore mal à l’épaule. Constat d’échec : mon initiation au
jujitsu — trois mois en 1999 — ne m’a servie à rien. Je ne sais toujours pas
tomber sans me faire mal.
Pause
déjeuner.
J’aime
les bentos que l’on nous sert lors des tournages. Le fait de s’extasier sur ces
repas confirme mon statut de débutante dans la mesure où le choix est généralement limité aux options poulet
karaage[3],
saumon ou porc. Même si je fais de mon mieux pour garder ma dignité devant mes collègues, je suis impatiente comme si c'était Noël. Il faut avouer qu'un bento c'est quand même plus excitant qu'un jambon-beurre.
La maquilleuse qui aime bien jouer à la
poupée avec moi pousse le professionnalisme à s'arrêter un instant de manger pour
venir m'attacher les cheveux. Avant d'être agaçant, je trouve ça mignon.
Le
tournage reprend pour certains d’entre nous. De mon côté, je reprends le
japonais.
Au Japon plus qu’ailleurs, travailler tue.
|
Le tournage débute et j'entends le policier lancer un flegmatique « what a pity... ». Que la ligne d'un personnage qui voit deux
jeunes femmes gisant dans une mare d'hémoglobine se limite à un « pas de bol... » m’amène à réprimer un rire. Par chance, aucune caméra n'est braquée sur moi parce que si je suis restée silencieuse, je sais que mon nez s’est froncé et que ma bouche s’est
tordue.
17h00, Marie et moi avons fini pour la journée et, chose rare, le planning a été respecté. Je rends mon pyjama. La maquilleuse m'attrape alors que je suis sur le point de partir encore ensanglantée et prend le temps de me nettoyer. Marie et moi décidons de passer par le quartier chinois de Yokohama avant de rentrer à nos frais à Tokyo.
Les
deux jours de tournage qui suivront seront aussi agréables. Et parce que le fantôme d'Adrienne était très bavard, je serai même amenée à parler, d'une voix triste et monocorde. Il paraît que c'est comme ça que s'expriment les revenants. Et comme nos voix seront recouvertes par celles d'acteurs Japonais, nous pouvons dire absolument n'importe quoi. Regardant la caméra avec mon air le plus dépressif, j'ai donc pu déclamer :
How much wood would a woodchuck chuck if a woodchuck could chuck wood?
[1] いっしょに おちゃをいきませんか en V.O, en français :
« Si nous allions boire un café ensemble ? » (mais le Japonais, lui,
propose d’aller boire un thé vert).
[2] 頑張ります ou がんばります en V.O, en français :
« Je vais persévérer / poursuivre mes efforts ».
[3] Friture
japonaise à base notamment de sauce soja, d’ail et de gingembre.
- C’est extra : faire de la figuration au Japon (Partie I)
- C’est extra : faire de la figuration au Japon (Partie III)
Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !
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