Je
pourrais situer le début de cette
histoire
quatre ans en arrière. À l’époque, je faisais partie d’un
agrégat d’étrangers tentant de survivre à Tokyo en donnant des
cours de langue. Parmi nous, il y avait — comment s’appelait-elle
déjà ? Pour nous, c’était Candy — Candy, Allemande d’une
petite vingtaine d’années venue au Japon pour sortir du placard :
poupée volantée aux anglaises parfaitement dessinées, elle était
Lolita. De
fait, en
toutes circonstances, Candy portait des robes d’un
autre temps bien
trop volumineuses. Le jusqu’au-boutisme de sa démarche me plaçait
entre irritation (je refusais que l’on m’associe au cliché du
japanophile obsessionnel tendance
otaku)
et admiration (l’évidence s’imposait : Candy accordait
autant d’importance au qu’en-dira-t-on qu’à son premier
jupon).
Aujourd’hui,
alors que j’ai pour mission d’écrire un récit sur les Lolita,
et bien que je passe la moitié de mon temps à Tokyo, je bloque.
T-shirts et pantalons font
mon quotidien et
je ne me suis jamais reconnue dans un style vestimentaire
particulier. Ceci dit, j’apprécie
le décalage et
je m’y
intéresse
d’autant plus qu’au Japon le conformisme représente
une
vertu en soi. Visible mais décalée, l’esthétique Lolita
appartiendrait
au domaine des subcultures.
Avec une pensée émue pour Candy, je pars sur les traces de cette
marge dentelée.
Je
commence mon observation un lundi après-midi dans
le grand magasin Marui Annex qui consacre deux niveaux aux tenues
d’inspiration rococo-victorienne-edwardienne.
Si
la mode est née au début
des années 70, quel âge peut bien avoir la Lolita ?
J’étais tombée sur le témoignage d’une adolescente posant une
limite implacable : lorsqu’apparaissent les premières rides
sous les yeux, la Lolita se doit d’abandonner ses atours. Momoko,
l’une des deux héroïnes de Kamikaze
Girls (l’adaptation
cinématographique du roman éponyme de Takemoto Novala)
déclare pour sa part :
« 80 ans, dans une robe
Baby (the stars shine bright) mourant seule dans mon appartement, un
robot concierge retrouve mon corps, c’est la fin dont je rêve. »
An Nguyen, coauteur du guide illustré So
Pretty/Very Rotten finit de
brouiller les pistes dans une interview pour Vice
en précisant que « (les
Lolita) sont des adultes, pas des petites filles ou des enfants.
C’est une suspension du temps ; une façon de l’ignorer pour
un temps. » Me voilà
bien avancée.
Parce que je la
projette dans un monde dénué de contraintes matérielles, je
voudrais croiser mon héroïne achetant ici une culotte bouffante, là
une ombrelle à volants, indifférente à la mélancolie du début de
semaine. Où se cache-t-elle ? L’idée me contrarie, mais cet
être éthéré n’est peut-être pas aussi libre que j’aimerais
le croire. L’absence de
clientes est criante et, soyons honnêtes, je ne fais pas illusion.
Lorsqu’elles daignent lever la tête à mon passage, les vendeuses
ne prennent pas la peine d’essayer de me vendre quoi que ce soit.
L’employée d’Alice and the
Pirates m’explique toutefois
que si je veux toucher les robes, je dois me tenir à l’intérieur
du stand.
Tabliers,
robes chasubles et jupons, la tendance s’inspire des premières
illustrations d’Alice
au pays des merveilles
de
Lewis Carroll. Libre malgré ses tenues entravantes, Alice est une
héroïne de conte de fées sans prince. N’en déplaise aux
amateurs de nymphettes nymphomanes, rien mis à part son ne relie la
Lolita modeuse à Vladimir Nabokov. La première n’a que faire du
regard des hommes. Selon les termes de la sociologue anglo-saxonne
Sharon Kinsella,
elle est présexuelle. Mieux : se faire Lolita constituerait une
activité de parure déconnectée de toute dynamique socialement
productive (chercher du travail, un partenaire ou à rentrer dans le
moule). L’idée
serait de s’habiller pour soi et par extension de tracer sa propre
voie.
Sur
les portants, l’esprit Lolita se décline et ses ramifications
s’entrecroisent : classique,
gothique, douce, nature, grotesque… — Ma
tête tourne déjà, mais quelques heures sur internet vous
permettront
d’accéder à un
panorama quasi exhaustif. Les
motifs sont floraux et animaliers. Reflets moirés, couches
multiples.
Le tout pèse. Et ce poids se révèle un bon indicateur du prix,
puisqu’aucune tenue
n’affiche moins de 20 000 yens (soit autour de
150 euros).
Un
peu plus loin, les perruques s’agencent
en différentes longueurs dans un dégradé arc-en-ciel. Je tente un
instant de déterminer quelle nuance révélerait le mieux mon moi
profond, puis je me reprends : les postiches, ça gratte.
Un peu plus tard le même jour, je me
rends à Harajuku, quartier jeune et emblème officieux du Cool
Japan. Je
poursuis mes investigations dans le complexe commercial branché
Laforet Harajuku.
Les
styles s’y mélangent
et
le deuxième sous-sol
accueille une dizaine de boutiques consacrées aux associations
rubans-dentelles-organza.
L’espace
cosplay salon
de Julietta
est
vide. Puisque personne ne tentera de me convertir (l’expérience a
prouvé que les anglaises ne rendent pas justice à mon négligé à
la française), je me penche sur le flyer. Dans un mauvais anglais,
il m’apprend que pour 9 980 yens, je peux moi aussi
devenir Lolita et m’habiller de blands
1[sic]
qui
représentent le Japon. Option fausse perruque [sic]
à 1 500 yens. Tout ça en une heure chrono, séance photo
incluse. Je croise trois acheteuses potentielles pour l’heure
travesties en employées de bureau modèles. Rien de nouveau sous le
soleil. D’ailleurs, il pleut.
Je finis par prendre en chasse la seule Lolita passée par là. Je
regagne mon antre, mouillée mais riche de quelques clichés ratés.
Il
est 17 heures ce mercredi après midi lorsque je reprends mon
exploration d’Harajuku. J’arpente la fameuse rue Takeshitadori
qui mène au pont Jingumae (lieu de rassemblement historique des
Lolita tokyoïtes). Comment expliquer que depuis que je me suis mise
en tête de les
chasser, je ne croise plus de Lolita ? Coco, la chanteuse du
groupe Lolita-friendly Die
Milch
distille quelques éléments de réflexion dans une interview au
magazine Metropolis : « Les Journalistes occidentaux
aiment rebattre le thème de la mort du style Harajuku […] Je pense
que le style d’Harajuku évolue petit à petit, mais je ne pense
pas qu’il soit mort. […] Les jeunes dans le Japon d’aujourd’hui
n’ont pas autant d’argent qu’auparavant, donc ils dépensent
moins, pas seulement dans les vêtements, mais dans les biens de
consommation en général. »
Coco considère que l’avenir du
mouvement se joue désormais
à
l’étranger.
Les
réseaux sociaux constituent une source d’émulation, internet
permet au mouvement de croître et d’évoluer.
Le
site tokyofashion.com
énonce
qu’« Harajuku est un laboratoire à ciel ouvert pour de
nouvelles idées visuelles. » Soit. Pour autant, si j’exclus
les touristes qui minaudent devant une barbapapa polychrome pour
laquelle ils viennent de lâcher un peu plus de 10 euros, rien
ne retient mon regard.
Malgré tout, je
refuse
de
parler
d’une
subculture pour dresser le constat de sa disparition. Alors en ce
début de week-end, mon appareil photo autour du cou — plus
touriste que grand reporter —, mes yeux sont grand ouverts. Je
retourne à Laforet Harajuku et, avant même d’entrer dans le
centre commercial, je la vois : volumes, dentelles
et sombreur :
ma première Lolita crédible. Je lui donne 16 ans. Elle est jolie
comme un cœur qui saigne. Le mien s'est mis à battre. Avec son
autorisation, je l’immortalise avec sa camarade de shopping, un peu
moins Lolita donc forcément moins photogénique, mais je ne me
résous pas à la sortir du cadre. Imaginez-vous adolescent(e),
évincé(e) d’un portrait pour cause de style défaillant... Je
n’aurai pas
cette blessure d’ego sur la conscience. Mes clichés capturés,
emmurées dans nos langues respectives, nous renonçons à un
dialogue impossible. Je reste sur les mots d’Ichigo, l’un des
deux personnages principaux de Kamikaze
Girls,
à propos de Momoko, son alter ego pastel : « Elle suit
ses propres règles. À côté d’elle, vous êtes des moutons. »
J’aime assez l’idée d’une subculture refusant de se faire
contre-culture. La Lolita n’a pas de dogme, sa rébellion est
visuelle et silencieuse. Nous nous saluons de mille courbettes et
nous nous séparons.
Je
n’ai pas le temps de me réjouir que voici ma Lolita numéro 2.
Elle tient la main de son amie (nous sommes au Japon, il est
légalement impossible qu’il s’agisse de son épouse), image
rarissime et précieuse. Je leur cours après. La Lolita amoureuse
accepte de bonne grâce de se laisser photographier. Sa partenaire
tiendra ses sacs tandis qu’elle prendra la pose, visiblement rompue
à l’exercice. Dans le début de la trentaine, ses traits sont doux
et frappants. Serait-elle
albinos ? Sa perruque grise m’empêche de me faire une idée
claire et la réponse n’a finalement pas
d’importance,
sa
tenue est extraordinaire. Après quelques clichés et moult
politesses, je me dirige vers la Takeshitadori que je sais par avance
bondée.
Beaucoup
de touristes, pas de Lolita. Je suis déçue, forcément. Un
quinquagénaire massif fend la foule. La mine sérieuse. Il arbore un
uniforme Sailor
Moon (ou
affilié). Est-ce du cosplay ? Le cosplay relève du jeu. La
Lolita, la vraie,
revendique le fait que son apparence reflète sa véritable identité.
Alors que je m’interroge sur l’hypothèse que ce colosse morose
abrite en son cœur une superhéroïne adolescente, une avalanche
poudrée
envahit
la rue. Précédées par les échos de leurs rires cristallins, une
nuée de Lolita pastel surgit d’une perpendiculaire. Elles sont une
dizaine
en rangs
serrés,
portent
avec naturel leurs chevelures plastiques bleu layette ou vieux rose…
Un arc-en-ciel délavé. Contredisant cette douceur lactée, celle
que je tente d’interpeller me rembarre les bras en croix, sans même
un regard. Fascinée, je les poursuis un moment dans les rues
alentour. Bientôt la batterie de mon Canon me lâche et je les
laisse disparaître. Tandis que le calme se fait, l’évidence
s’impose : lilas,
la perruque qui révèlera mon moi profond est lilas.
1 Pour
brands
(marques)
L'article original est paru sur le numéro 1 du magazine Pièce Détachée le 8 novembre 2018.
L'article original est paru sur le numéro 1 du magazine Pièce Détachée le 8 novembre 2018.
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