Neuf
mois que je suis arrivée à Tokyo. Ma seule certitude, c'est que
neuf mois, c'est trop court pour envisager de passer à autre chose.
J'aime mon quotidien de gaijin
précaire
et il y a encore trop à voir
et à faire. Surement parce que je manque d'imagination, je ne
vois pas comment être aussi heureuse ailleurs.
En fait, je crois que ce qui me manquerait le plus, c'est la nourriture. Toute française que je suis, je suis d'une grande tolérance en matière de bizarrerie alimentaire ; vivre au Japon me permet de tester quasi-quotidiennement mes limites. C'est peut-être aussi mon problème : depuis l'histoire des manjū de Fukushima, j'oublie de m’inquiéter de la provenance des aliments que j'ingère. Où a été pêché le poisson de mon sushi ? D'où provient le riz de mon onigiri ? Dans quel sol a poussé la millième yaki imo — patate douce grillée texture purée, goût châtaigne — que j'ai mangée depuis le début de l'automne ? Je n'en sais rien. Et parce que je ne sais même plus si je devrais en tenir compte, l'information finit par ne plus m'intéresser.
En fait, je crois que ce qui me manquerait le plus, c'est la nourriture. Toute française que je suis, je suis d'une grande tolérance en matière de bizarrerie alimentaire ; vivre au Japon me permet de tester quasi-quotidiennement mes limites. C'est peut-être aussi mon problème : depuis l'histoire des manjū de Fukushima, j'oublie de m’inquiéter de la provenance des aliments que j'ingère. Où a été pêché le poisson de mon sushi ? D'où provient le riz de mon onigiri ? Dans quel sol a poussé la millième yaki imo — patate douce grillée texture purée, goût châtaigne — que j'ai mangée depuis le début de l'automne ? Je n'en sais rien. Et parce que je ne sais même plus si je devrais en tenir compte, l'information finit par ne plus m'intéresser.
Parmi
mes élèves, il y a Itaru, quinquagénaire élégant dont la
carrure imposante le fait sortir des standards du pays. L'un de ses
proches est propriétaire d'une station-service en bordure
de la zone de sécurité entourant Fukushima-Daiichi. A la fin de
l'été, Itaru lui a envoyé des nashi —
sortes de pommes-poires surdimensionnées potentiellement
contondantes — et le mois dernier, il lui a rendu
visite. C'est tout ce qu'il peut faire.
Parce
qu'il est ingénieur, Itaru est probablement plus apte que la plupart
à estimer la gravité de la situation mais, plein de ce
fatalisme stoïque, il n'est ni dans l'optique de dramatiser ni dans
celle de s'apitoyer. Il me parle plutôt de la passion
quasi-obsessionnelle de son fils pour l'univers ferroviaire, de
sa fille, de sa femme, de son chat ou de Marie Curie, dont la mort aurait été anticipée par ses travaux sur la radioactivité.
J'aime beaucoup Itaru et c'est probablement réciproque : un jour, il
m'a offert un nashi.
Avant
de m'expatrier, je pensais à ces pauvres Japonais manipulés par les
pouvoirs publics et incapables d'ouvrir les yeux sur le danger qui
les menace. Maintenant, je suis des leurs, je partage leur
aveuglement. Est-ce l'influence du Suicide
Club de
Sono Sion ? Si je suis témoin du suicide collectif d'un groupe
auquel je me sens liée, je me dois peut-être d'y prendre part. Et
puis bon, vivre tue, nous sommes nés pour mourir... tout ça, tout
ça.
En
attendant, j'observe la vie des autres depuis le Macdonald's où je
passe mes journées. Je peux y donner des cours, écrire et étudier ou charger mon téléphone en écoutant les Smiths — et plus récemment
le générique de Yōkai
Watch.
Je partage l'espace avec les sans-abris, les étudiants et le
dimanche avec les clients du WINS — le PMU local, la bière en
moins — venus préparer leur tiercé. Notre point commun : une
addiction au café glacé à 100¥.
Si cette septuagénaire impassible qui mange ses frites engoncée dans
son kimono offre un spectacle terriblement photogénique pour mon
œil de demi-touriste, la scène n'a rien d'extraordinaire. Dans
cette ville par certains aspects hyper-moderne, la tradition n'a pas
été reléguée au rang de folklore, elle fait partie du quotidien. Cette ambivalence que je pensais appartenir aux lieux communs, je
l'expérimente tous les jours. Et — est-ce le charme facile du cliché ? — je crois que j'aime bien ça.
Police
de la coquille, merci de me contacter
en
cas de besoin !
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