vendredi 15 février 2019

Interview // « Au Japon, l’hikikomori interroge le rapport à la réussite sociale » pour Studyrama

Qu'est-ce qu'un hikikomori ?

Si l’on se base sur la définition du Ministère de la Santé japonais, est hikikomori l'individu qui refuse de quitter son domicile et de s’impliquer dans des activités sociales en dehors du cercle familial. Pour « mériter » l’appellation, il ne faut souffrir d’aucune pathologie psychiatrique ou de retard mental significatif. Il s’agit d’un comportement d’évitement plus que d’une agoraphobie. La définition exclut également celles et ceux qui répondent à ces critères pour une durée inférieure à six mois.

Pourquoi vous intéressez-vous à ce sujet ?

 L'hikikomori interroge le rapport à la sphère sociale, au travail, à la réussite. D’autre part, je comprends l’envie - voire le besoin - de se couper du monde. En arrivant au Japon, j’ai immédiatement perçu et apprécié le fait que ma méconnaissance de la langue et mon statut d’étrangère me maintiendraient à la marge. Je suis venue au Japon pour essayer de comprendre un pays qui, lors de ma première venue, m’avait intriguée. A l’époque, je m’étais dit : "C’est drôle, c’est coloré, c’est enfantin et violent… Je ne comprends pas". Et je déteste ne pas comprendre ! L’écriture de mon blog pourquoitokyo.fr m’a permis d’initier une réflexion sur les clichés, les ressemblances et les différences entre nos cultures.
Après avoir publié Pourquoi Tokyo et Calme comme une bombe, j’ai eu envie de poursuivre mon analyse de la société japonaise sous le format du roman : mon futur roman parlera des hikikomori et des idoles de la pop nipponne. En choisissant un travail solitaire, d’observation, je choisis moi aussi de garder mes distances face au monde extérieur.

Peut-on dater le début de ce phénomène ?

Cela dépend d’où l’on se place : on pourrait dire que le phénomène existe depuis que des individus choisissent de se désocialiser (ce qui n’a rien d’une spécificité japonaise), depuis que le gouvernement japonais a décidé d’en faire une problématique sociétale ou depuis que le terme s’est popularisé à l’international. Au Japon, on en parle depuis les années 1990.

Est-il lié aux jeux vidéos ?

Non, je ne vois pas de lien particulier avec les jeux vidéos. Si je devais désigner une technologie facilitatrice, j’opterais pour internet. Internet permet de vivre sans avoir à sortir de chez soi pour passer des commandes, par exemple. Mais de là à dire que c'est internet qui crée l’hikikomori, il y a un gouffre !

Quel est le profil type de l’hikikomori ?

C’est le plus souvent un homme, encore adolescent ou plutôt jeune, qui ne peut plus faire face à la pression sociale suite, par exemple, à un échec scolaire, amoureux, à des difficultés à s’insérer sur le marché de l’emploi…Il se coupe peu à peu du monde extérieur.

L'organisation de la société japonaise contribue-t-elle à renforcer ce phénomène ?

Le phénomène d’évitement social n’est pas propre au Japon. Ceci dit, des éléments saillants dans la société japonaise tels que les impératifs de trouver sa place dans une société uniformisante, de respecter codes et hiérarchie, tendent à favoriser le phénomène. A titre d’exemple, on peut évoquer la liberté des jeunes qui se trouve bridée lorsqu’arrive le moment de trouver un premier emploi, très bien rendue dans le petit film d’animation de Maho Yoshida, « Recruit Rhapsody ».

Comment réagissent les autorités publiques japonaises face à ce phénomène ?

Le phénomène est inquiétant pour plusieurs raisons. La première est qu’il annonce une remise en question du modèle uniformisant de la société japonaise supposé permettre à tout un chacun de s’intégrer. Il représente un poids - difficile à évaluer - pour une économie nipponne qui manque de bras. Il provoque également de nombreux débats : parle-t-on d’une pathologie ou d’un phénomène de société ? Combien de personnes sont effectivement hikikomori ?  L’expression d’épidémie sociale est séduisante et les plus alarmistes parlent d’un million de personnes « touchées », mais il est possible que ce chiffre ait été retenu non parce qu’il est juste, mais parce qu’il est impressionnant.

Qu'en est-il de la France ?

Même si des récits d’hikikomori français sortent ça et là, la pression sociale sur la jeunesse est moindre en France. Maintenir l’harmonie du groupe reste essentiel en France, mais cet impératif ne s’impose pas avec autant de brutalité à l’individu qu’au Japon. Pour beaucoup, se faire hikikomori est un moyen de défense face à un futur qui s’annonce incertain, voire dénué de sens. Je ne pense pas que la jeunesse japonaise soit la seule à avoir ce sentiment.
Propos recueillis par Christina Gierse et publiés le 8 février 2018  sur le site de Studyrama

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