vendredi 9 novembre 2018

Safari tokyoïte sur les traces de la Lolita nippone

Je pourrais situer le début de cette histoire quatre ans en arrière. À l’époque, je faisais partie d’un agrégat d’étrangers tentant de survivre à Tokyo en donnant des cours de langue. Parmi nous, il y avait — comment s’appelait-elle déjà ? Pour nous, c’était Candy — Candy, Allemande d’une petite vingtaine d’années venue au Japon pour sortir du placard : poupée volantée aux anglaises parfaitement dessinées, elle était Lolita. De fait, en toutes circonstances, Candy portait des robes d’un autre temps bien trop volumineuses. Le jusqu’au-boutisme de sa démarche me plaçait entre irritation (je refusais que l’on m’associe au cliché du japanophile obsessionnel tendance otaku) et admiration (l’évidence s’imposait : Candy accordait autant d’importance au qu’en-dira-t-on qu’à son premier jupon).


Aujourd’hui, alors que j’ai pour mission d’écrire un récit sur les Lolita, et bien que je passe la moitié de mon temps à Tokyo, je bloque. T-shirts et pantalons font mon quotidien et je ne me suis jamais reconnue dans un style vestimentaire particulier. Ceci dit, j’apprécie le décalage et je m’y intéresse d’autant plus qu’au Japon le conformisme représente une vertu en soi. Visible mais décalée, l’esthétique Lolita appartiendrait au domaine des subcultures. Avec une pensée émue pour Candy, je pars sur les traces de cette marge dentelée.





Je commence mon observation un lundi après-midi dans le grand magasin Marui Annex qui consacre deux niveaux aux tenues d’inspiration rococo-victorienne-edwardienne. Si la mode est née au début des années 70, quel âge peut bien avoir la Lolita ? J’étais tombée sur le témoignage d’une adolescente posant une limite implacable : lorsqu’apparaissent les premières rides sous les yeux, la Lolita se doit d’abandonner ses atours. Momoko, l’une des deux héroïnes de Kamikaze Girls (l’adaptation cinématographique du roman éponyme de Takemoto Novala) déclare pour sa part : « 80 ans, dans une robe Baby (the stars shine bright) mourant seule dans mon appartement, un robot concierge retrouve mon corps, c’est la fin dont je rêve. » An Nguyen, coauteur du guide illustré So Pretty/Very Rotten finit de brouiller les pistes dans une interview pour Vice en précisant que « (les Lolita) sont des adultes, pas des petites filles ou des enfants. C’est une suspension du temps ; une façon de l’ignorer pour un temps. » Me voilà bien avancée.





Parce que je la projette dans un monde dénué de contraintes matérielles, je voudrais croiser mon héroïne achetant ici une culotte bouffante, là une ombrelle à volants, indifférente à la mélancolie du début de semaine. Où se cache-t-elle  ? L’idée me contrarie, mais cet être éthéré n’est peut-être pas aussi libre que j’aimerais le croire. L’absence de clientes est criante et, soyons honnêtes, je ne fais pas illusion. Lorsqu’elles daignent lever la tête à mon passage, les vendeuses ne prennent pas la peine d’essayer de me vendre quoi que ce soit. L’employée d’Alice and the Pirates m’explique toutefois que si je veux toucher les robes, je dois me tenir à l’intérieur du stand.



Tabliers, robes chasubles et jupons, la tendance s’inspire des premières illustrations d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Libre malgré ses tenues entravantes, Alice est une héroïne de conte de fées sans prince. N’en déplaise aux amateurs de nymphettes nymphomanes, rien mis à part son ne relie la Lolita modeuse à Vladimir Nabokov. La première n’a que faire du regard des hommes. Selon les termes de la sociologue anglo-saxonne Sharon Kinsella, elle est présexuelle. Mieux : se faire Lolita constituerait une activité de parure déconnectée de toute dynamique socialement productive (chercher du travail, un partenaire ou à rentrer dans le moule). L’idée serait de s’habiller pour soi et par extension de tracer sa propre voie.



Sur les portants, l’esprit Lolita se décline et ses ramifications s’entrecroisent : classique, gothique, douce, nature, grotesque… — Ma tête tourne déjà, mais quelques heures sur internet vous permettront d’accéder à un panorama quasi exhaustif. Les motifs sont floraux et animaliers. Reflets moirés, couches multiples. Le tout pèse. Et ce poids se révèle un bon indicateur du prix, puisqu’aucune tenue n’affiche moins de 20 000 yens (soit autour de 150 euros).



Un peu plus loin, les perruques s’agencent en différentes longueurs dans un dégradé arc-en-ciel. Je tente un instant de déterminer quelle nuance révélerait le mieux mon moi profond, puis je me reprends : les postiches, ça gratte.



Un peu plus tard le même jour, je me rends à Harajuku, quartier jeune et emblème officieux du Cool Japan. Je poursuis mes investigations dans le complexe commercial branché Laforet Harajuku. Les styles s’y mélangent et le deuxième sous-sol accueille une dizaine de boutiques consacrées aux associations rubans-dentelles-organza. L’espace cosplay salon de Julietta est vide. Puisque personne ne tentera de me convertir (l’expérience a prouvé que les anglaises ne rendent pas justice à mon négligé à la française), je me penche sur le flyer. Dans un mauvais anglais, il m’apprend que pour 9 980 yens, je peux moi aussi devenir Lolita et m’habiller de blands 1[sic] qui représentent le Japon. Option fausse perruque [sic] à 1 500 yens. Tout ça en une heure chrono, séance photo incluse. Je croise trois acheteuses potentielles pour l’heure travesties en employées de bureau modèles. Rien de nouveau sous le soleil. D’ailleurs, il pleut. Je finis par prendre en chasse la seule Lolita passée par là. Je regagne mon antre, mouillée mais riche de quelques clichés ratés.



Il est 17 heures ce mercredi après midi lorsque je reprends mon exploration d’Harajuku. J’arpente la fameuse rue Takeshitadori qui mène au pont Jingumae (lieu de rassemblement historique des Lolita tokyoïtes). Comment expliquer que depuis que je me suis mise en tête de les chasser, je ne croise plus de Lolita ? Coco, la chanteuse du groupe Lolita-friendly Die Milch distille quelques éléments de réflexion dans une interview au magazine Metropolis : « Les Journalistes occidentaux aiment rebattre le thème de la mort du style Harajuku […] Je pense que le style d’Harajuku évolue petit à petit, mais je ne pense pas qu’il soit mort. […] Les jeunes dans le Japon d’aujourd’hui n’ont pas autant d’argent qu’auparavant, donc ils dépensent moins, pas seulement dans les vêtements, mais dans les biens de consommation en général. » 

Coco considère que l’avenir du mouvement se joue désormais à l’étranger. Les réseaux sociaux constituent une source d’émulation, internet permet au mouvement de croître et d’évoluer. Le site tokyofashion.com énonce qu’« Harajuku est un laboratoire à ciel ouvert pour de nouvelles idées visuelles. » Soit. Pour autant, si j’exclus les touristes qui minaudent devant une barbapapa polychrome pour laquelle ils viennent de lâcher un peu plus de 10 euros, rien ne retient mon regard.





Malgré tout, je refuse de parler d’une subculture pour dresser le constat de sa disparition. Alors en ce début de week-end, mon appareil photo autour du cou — plus touriste que grand reporter —, mes yeux sont grand ouverts. Je retourne à Laforet Harajuku et, avant même d’entrer dans le centre commercial, je la vois : volumes, dentelles et sombreur : ma première Lolita crédible. Je lui donne 16 ans. Elle est jolie comme un cœur qui saigne. Le mien s'est mis à battre. Avec son autorisation, je l’immortalise avec sa camarade de shopping, un peu moins Lolita donc forcément moins photogénique, mais je ne me résous pas à la sortir du cadre. Imaginez-vous adolescent(e), évincé(e) d’un portrait pour cause de style défaillant... Je n’aurai pas cette blessure d’ego sur la conscience. Mes clichés capturés, emmurées dans nos langues respectives, nous renonçons à un dialogue impossible. Je reste sur les mots d’Ichigo, l’un des deux personnages principaux de Kamikaze Girls, à propos de Momoko, son alter ego pastel : « Elle suit ses propres règles. À côté d’elle, vous êtes des moutons. » J’aime assez l’idée d’une subculture refusant de se faire contre-culture. La Lolita n’a pas de dogme, sa rébellion est visuelle et silencieuse. Nous nous saluons de mille courbettes et nous nous séparons. 
 



Je n’ai pas le temps de me réjouir que voici ma Lolita numéro 2. Elle tient la main de son amie (nous sommes au Japon, il est légalement impossible qu’il s’agisse de son épouse), image rarissime et précieuse. Je leur cours après. La Lolita amoureuse accepte de bonne grâce de se laisser photographier. Sa partenaire tiendra ses sacs tandis qu’elle prendra la pose, visiblement rompue à l’exercice. Dans le début de la trentaine, ses traits sont doux et frappants. Serait-elle albinos ? Sa perruque grise m’empêche de me faire une idée claire et la réponse n’a finalement pas d’importance, sa tenue est extraordinaire. Après quelques clichés et moult politesses, je me dirige vers la Takeshitadori que je sais par avance bondée.



Beaucoup de touristes, pas de Lolita. Je suis déçue, forcément. Un quinquagénaire massif fend la foule. La mine sérieuse. Il arbore un uniforme Sailor Moon (ou affilié). Est-ce du cosplay ? Le cosplay relève du jeu. La Lolita, la vraie, revendique le fait que son apparence reflète sa véritable identité. Alors que je m’interroge sur l’hypothèse que ce colosse morose abrite en son cœur une superhéroïne adolescente, une avalanche poudrée envahit la rue. Précédées par les échos de leurs rires cristallins, une nuée de Lolita pastel surgit d’une perpendiculaire. Elles sont une dizaine en rangs serrés, portent avec naturel leurs chevelures plastiques bleu layette ou vieux rose… Un arc-en-ciel délavé. Contredisant cette douceur lactée, celle que je tente d’interpeller me rembarre les bras en croix, sans même un regard. Fascinée, je les poursuis un moment dans les rues alentour. Bientôt la batterie de mon Canon me lâche et je les laisse disparaître. Tandis que le calme se fait, l’évidence s’impose : lilas, la perruque qui révèlera mon moi profond est lilas.








1 Pour brands (marques)

L'article original est paru sur le numéro 1 du magazine Pièce Détachée le 8 novembre 2018.

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