lundi 11 décembre 2017

Poupées de son : Tokyo Idols de Kyoko Miyake, chronique et mini-interview de la réalisatrice

Rio à Akihabara (images : Tokyo Idols)
Rio à Akihabara (images : Tokyo Idols)
Présenté à Sundance en 2017, Tokyo Idols parle de jeunes filles ambitieuses et de vieux messieurs perdus, incapables de se tenir debout au cœur d’une économie chancelante. Le documentaire de Kyoko Miyake (My Atomic Aunt, Brakeless...) évoque une société en crise marquée par l’inaptitude de nombreux Japonais à tenir le rôle rigide de mâle que la norme a dessiné pour eux.

Les idoles au Japon sont pour la plupart de mignonnes adolescentes sans talent particulier. Que ce soit via des clips vidéo, des sitcoms, des plateaux télé, des magazines et des publicités, ces dernières cannibalisent le paysage médiatique et font rêver le pays. Pas toujours sorties de l'enfance, elles sont propulsées au cœur d'une industrie musicale à la recherche de girls next door ni trop jolies, ni trop talentueuses (le public veut les voir évoluer et se sentir impliqué dans leur évolution). Elles font leur début dans des parcs ou devant des magasins, partageant avec entrain leur pop sucrée. Devenues familières et portées par un public fervent (dans le sens le plus strict du terme), elles vendent. Bientôt associées à des marques de grande consommation, elles font vendre… avant d’être éclipsées par une nouvelle génération. Si la centaine de membres d’AKB48 sont présentées comme les idoles de la nation, les agences de talents se livrent à une compétition sans merci pour développer des concepts propices à attirer et à capter le public. Idoles endettées, en (supposé) surpoids, octogénaires ou (prétendument) polygames… si la plupart de ces concepts absurdes font long feu, certains s'institutionnalisent. Le documentaire de Kyoko Miyake précise que l'archipel en compterait 10 000 et que les revenus générés par ces enfants s’élèveraient à un milliard (de dollars ?) par an.





« En tant qu’idoles, nous avons une date d’expiration. Je n’ai jamais vraiment voulu être une idole. C’est un entraînement, mon vrai rêve c’est de devenir chanteuse. » (Rio)


Le film suit Rio Hiiragi entre ses 19 et 22 ans alors qu'elle tente de percer dans l'industrie de la pop nipponne. Autour d’elle, Kouji, la quarantaine, fan de la première heure, fidèle, fervent, ainsi que d’autres idoles (toujours plus jeunes) et d’autres fans (toujours plus perdus). Déroulant ses portraits sensibles, Kyoko Miyake présente la complexité du lien entre l’idole et ses fans.

« Ce n’est pas une mode, c’est une religion »

Kouji qui déclare dès l’introduction n’avoir jamais été passionné à ce point par quoi que ce soit d’autre, le dit. Il est le meneur des brothers, le fanclub de Rio. Ses membres se retrouvent dans un box de karaoké pour répéter leurs chorégraphies. Ils ne sont pas toujours en rythme, mais la ferveur est là. Chez eux, on dépense, on se dépense ; on investit dans l’idole comme dans une divinité à laquelle on adresse ses prières.

« Elle est comme un miroir. Un miroir cher. Je me compare à elle. » (Kouji)


Les fans se sentent investis d'une mission : ils accompagnent l'idole dans la poursuite de ses rêves de gloire. En soutenant l’idole, ses fans prennent une revanche sur leurs propres échecs.


Image tirée de Tokyo Idols
Tokyo Idols (image tirée du film)

« Si elles étaient plus vieilles, elles ne m’intéressaient pas. » (un fan d’Amore Carina)

Certains des fans interviewés assument des prises de position problématiques pour qui considère les femmes autrement que comme de jolis objets. Ainsi, un supporter d’Amu (14 ans) avoue ressentir quelque chose qui s’apparente à des sentiments amoureux ; tandis qu’un fan d’Amore Carina explique que ces filles font vendre parce qu’elles ne sont pas encore développées. À l’adresse de celles et ceux qui voudraient avoir mal compris son message, il confirme : « Si elles étaient plus vieilles, elles ne m’intéressaient pas ».

Le documentaire atténue le choc en cherchant des justifications auprès d’experts : ces hommes souffrent d'une incapacité chronique à communiquer avec l’autre sexe. Le fan un peu obsessif, un peu marginal — alias l'otaku — craint que ces jeunes filles fragiles ne deviennent des femmes fortes, susceptibles de lui tenir tête et de le renvoyer à sa condition de loser. Ainsi, l’idole ne doit pas être menaçante ; elle se doit de maintenir ses admirateurs dans leur position de supériorité. Certains le relèvent : parce qu’une vraie relation demanderait trop d’efforts, le fan se tourne vers des enfants en espérant retrouver l'innocence perdue (ou rêvée ?). L’idole panse les plaies de ses fans meurtris.

Mitacchi, la soixantaine bien entamée, s’est amouraché de Yuka, serveuse/idole dégingandée de 22 printemps. En racontant leur rencontre, il est dans la retenue, très factuel. Il se souvient de chaque détail comme s’il se remémorait un coup de foudre réciproque. Sobrement, le sexagénaire relit à haute voix les petits mots de sa belle. Les messages de Yuka sont gentils et parfois clairement tendancieux : « (...) S’il te plaît reste toujours auprès de moi, mon très cher Mitacchi (...) aimer et être aimé en retour (...), personne ne te remplace mon cher Mitacchi. ». « Elle m’a écrit ça », confirme le sexagénaire dans une grande inspiration et un hochement de tête satisfaits.

De son côté, Yuka explique avoir rejoint le groupe P.idl pour gagner confiance en elle. Elle aime les challenges, elle aime être exigeante avec elle même, elle voulait devenir mannequin et a été élue Miss Campus (ses doigts filiformes se posent sur sa poitrine). Son flot est robotique. « Mon chien m’a toujours adorée, mais je ne suis pas habituée à ce degré d’adoration de la part des hommes. »

Girl Power

 

Malgré tout, Kyoko Miyake choisit de poser son fil conducteur sur une success-story, celle de Rio qui chemine d’idole underground sur le point d’être remisée du fait de son trop grand âge (21 ans) à celui d’artiste s’émancipant de son étiquette d’idole.

Le sujet est léger, le phénomène marginal, mais Tokyo Idols captive. Seul bémol : ne pas donner un meilleur accès aux coulisses. J'attendais des réponses plus claires à mes questions : qui tire les ficelles, qui sont les managers, les producteurs et quel est le degré d’indépendance des idoles dites indé ? Et puisque le père semble presque toujours effacé du tableau, j’aurais également aimé que Kyoko Miyake pousse plus loin l'échange avec les mères des idoles, notamment celles de Yuzu (Amore Carina) et d’Amu (Harajuku Story), respectivement âgées de 10 et 14 ans. L'empathie semble empêcher la réalisatrice de poser les questions qui fâchent. Malgré tout, les thèmes abordés (l'ambition, le sentiment de déclassement, le sexisme (plus ou moins) ordinaire, les rapports de force insidieux) résonnent.

Mini-interview de Kyoko Miyake :




Kyoko Miyake (source : Twitter)
Kyoko Miyake, réalisatrice de Tokyo Idols (source : Twitter)
Votre documentaire m’a donné l’impression qu’il y avait une face positive de l’idole (Rio, que l’on voit comme indépendante, déterminée et mature) et une face plus malsaine (parmi les filles plus jeunes ou moins réfléchies, victimes potentielles d’un public borderline). Qu’en pensez-vous ?
Je voulais saisir la résilience de Rio. Pour moi, elle représente les femmes qui parviennent à dépasser les limitations que la société leur imposent. Donc, je voulais rendre hommage à sa force, sans pour autant cautionner le contexte, à savoir une société sexiste.

Ceux qui s’intéressent à l’univers des idoles japonaises relèvent l’interdépendance entre l’idole et ses fans. Selon vous, où se situe le rapport de force, et pour quelles raisons ?
Comme vous le soulignez, il y a interdépendance, donc il est presque impossible de situer le rapport de force. Toutefois, je dirais que dans un contexte large, les fans ont le pouvoir dans la mesure où ils jugent et sélectionnent les filles selon leurs préférences (que ce soit parmi les mastodontes tels que AKB48 ou parmi les idoles indépendantes, les concours et élections sont monnaie courante afin de déterminer et de mettre en avant les filles les plus populaires, NDLR). Mais dans un contexte plus étroit, disons dans les relations interpersonnelles, l’idole peut dominer et avoir un pouvoir énorme sur ses fans qui sont extatiques si la fille leur montre de l’intérêt ou leur donne l’impression de flirter avec eux et dépriment s’il leur semble avoir été mis sur la touche par leur idole.

Avant de regarder Tokyo Idols, je me demandais qui pouvaient être les parents des idoles, qu’est-ce qui pouvait décider un parent à envoyer une enfant de dix ans divertir un public d’hommes (parfois en âge d’être leur grand-père) ? Pensez-vous qu’il y ait un socle commun (artistique ou autre) entre eux ?
Ce que j’ai vu chez beaucoup de parents (le plus souvent chez les mères) c’est qu’ils savent ce qu’il advient lorsque la jeune fille quitte l’enfance/l’adolescence. Donc, ils encouragent volontiers leurs filles à profiter du pouvoir et des privilèges liés à cette période tant qu’elle dure.

Pourquoi terminer le documentaire sur la « promotion » de Rio en tant qu’artiste/chanteuse ? Ne craignez-vous pas que cela légitime les aspects les plus sombres de l’industrie ?
Comme je l’ai dit plus tôt, je voulais montrer les difficultés que Rio doit surmonter, ainsi que ses efforts pour devenir plus forte et pour rencontrer le succès malgré les limitations que lui imposent la société. Je ne vis plus au Japon, je n’ai donc plus à faire face au sexisme et à la misogynie ordinaire nipponne, mais je ne voulais pas minimiser les épreuves que Rio et beaucoup d’autres filles doivent affronter pour survivre et réaliser leurs rêves au Japon.

Tokyo Idols sera diffusé prochainement sur Arte et bientôt disponible sur Netflix (dates à confirmer).

Site de Kyoko Miyake : https://kyokomiyake.com/
Twitter de Kyoko Miyake : https://twitter.com/kyokomiyake
Twitter de Rio Hiiragi : https://twitter.com/HiiragiRio



Affiche de Tokyo Idols
Affiche de Tokyo Idols




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