jeudi 17 juillet 2014

C’est extra : faire de la figuration au Japon (Partie III)


« T'es au Japon, souris ! »

L’une des choses les plus intéressantes sur les tournages ici, ce sont les gaijins avec lesquels nous partageons quelques heures de nos vies sans l'avoir choisi. Après avoir réalisé que ce sont toujours les mêmes têtes à l’écran — chaque programme ayant une agence de référence —, quelques tournages permettent d'identifier parmi eux les nuisibles.  

Je pense tenir mon rang de Française râleuse, j’y consacre une énergie certaine. Mais comme l'enfer c'est les autres, je suis plutôt tentée de me méfier de la jolie vingtenaire. Celle qui se dit que sur un malentendu, ça pourrait marcher pour elle. On la reconnaît à son besoin compulsif de se remaquiller toutes les demi-heures et au magnétisme l'amenant à être constamment dans le champ de la caméra. Pleine d'énergie et super positive, son défaut majeur est de m'amener à me demander où est passé mon propre enthousiasme imbécile. 

Son pendant masculin, l'acteur raté, est plus pénible même si tout aussi innocent. La cinquantaine bien avancée, le bronzage et le brushing impeccables — quoiqu'en cours d'élagage pour le second —, il est incroyablement télégénique. Il fait son possible pour amuser la galerie en produisant des séries d’onomatopées. Comme un rire poli finit toujours par être émis, on ne l'arrête plus. D'ailleurs, sa forme extraordinaire, il la tient de sa boisson aux baies de goji. S'il flirte avec la frontière de la nuisance, c'est malgré lui.

Alors qui est le nuisible ?  

Le nuisible, sans que j’ai réussi à comprendre pourquoi, porte une casquette. Il parle très fort, pour aligner les lieux communs et les plaisanteries dispensables. Il a un avis tranché et négatif sur tout et a beaucoup de choses à m'apprendre sur le Japon. Parce qu'il déteste le Japon. Je viens de le rencontrer, il ne me connaît pas, mais il est sur le point de m'expliquer la vie.   

Mécanique inexorable, ces tournages sont l'occasion de ressasser les mêmes clichés. D'abord en prétendant les dénoncer puis en allant chacun de son exemple le validant. Sujet inépuisable : les Japonaises sont vénales et, une fois mariées, elles se transforment en monstre sans cœur régnant sur le foyer. 

Sera aussi évoquée l'obligation pour le Japonais de se conformer à un comportement type, au risque d'être considéré comme un Japonais cassé, selon l'expression employée par un figurant américain. Parce qu'elle va dans le sens des idées que je suis en train de me forger (l'équilibre du groupe doit primer sur l'individualisme), la théorie me plaît. Le problème est qu’en faisant des recherches sur le sujet, je n’ai rien trouvé. Et aucun des Japonais que j'ai interrogés n’a entendu parler du Japonais cassé.

Mais le nuisible ne se contente pas de théoriser. Il s'intéresse à moi et s'enquiert de savoir si j'ai déjà testé les love hotels et les onsens. Il peut aussi s'exclamer — en français — que son cinq à sept du moment, l'autre coup, elle portait un décolleté ras-la-moule (sic). 

Quand il n'est pas francophone, le nuisible n'hésite pas à demander le sens de l'expression « je t'aime » et veut savoir si je connais une certaine Céline, une étudiante française dont il n'a plus de nouvelles depuis qu'elle a décidé d'épouser un Japonais. En réponse à mon haussement de sourcils, il m'explique que « ben oui, elle aime beaucoup le Japon ». 

Il me demande mon âge, s’exclame que je fais plus jeune en prenant à témoin une jolie Japonaise qui feint de s’extasier. Malaise. De son broken English, Relou embraye sur le fait que c’est normal, les femmes ne pensent qu’au shopping. Ce sont les hommes qui, eux, gèrent les vrais problèmes : payer le loyer et les factures. Alors évidemment, ils vieillissent plus vite. Plaisante-t-il ? Non, son rire gêné me confirme qu'il est très sérieux. Il conclut que vu que j’ai trente ans, pour se mettre dans la peau de nos personnages, on dira que je suis sa petite amie et que nous rentrons de lune de miel. Vision d'horreur.

Il finit par me recommander d’éplucher les annonces des journaux gratuits pour trouver fissa « un mari japonais qui te donnera de l’argent tous les mois et que s’il ne le fait pas, tu peux le traîner au tribunal comme l’a fait *BIP*. » BIP est une figurante avec laquelle j’ai échangé en tout et pour tout trois phrases, mais je suis ravie d'être informée par un inconnu des conditions de son divorce.

Le pouvoir de nuisance de la plaie se multiplie lorsque deux spécimens se rencontrent. A ce moment là, débute un phénomène extraordinaire : les répliques précieuses s'enchaînent alors que le temps s'étire. Paternaliste, condescendant et aigri, en incarnant ce qu’il faut éviter de devenir, le nuisible finit par démontrer son utilité. 

- C’est extra : faire de la figuration au Japon (Partie I)
- C’est extra : faire de la figuration au Japon (Partie II)

Police de la coquille, merci de me contacter en cas de besoin !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire